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commander des habits et de s’acheter des gants l’anéantissait. La pensée de partir, après le mariage, seul dans une voiture avec sa femme, lui paraissait purement et simplement inadmissible. Il suggéra de prendre la diligence, en faisant valoir la raison d’économie, et demanda en outre à avoir un de ses frères dans le même compartiment. Mlle Welsh n’ayant accepté ni la diligence ni le frère, il eut recours à la philosophie pour se donner du courage et dévora cent cinquante pages de la Critique de la raison pure. Ne se trouvant pas mieux, il laissa Kant pour les romans de Walter Scott, qui lui firent un peu de bien. De son côté, Jane s’abandonnait à sa destinée sans confiance et sans joie. Leurs lettres à tous deux trahissent une peur terrible. Ainsi que le remarque spirituellement M. Froude, ils s’encouragent comme deux condamnés au moment de monter sur le même échafaud. Le 10 octobre, Jane répond à une lettre tragique de son fiancé :

« Vous m’aviez demandé de vous répondre jeudi, mais j’ai attendu le courrier suivant dans l’espoir de vous répondre mieux, si toutefois il y a quelque chose de bon à dire dans des circonstances aussi horribles. Oh ! je vous en prie, pour l’amour du ciel, soyez d’humeur moins sombre, ou l’incident (l’incident, c’était le mariage : le mot était de Carlyle) aura non-seulement un aspect très original, mais un aspect à briser le cœur. Je ne sais pas comment je pourrai le supporter, je suis tout à fait malade quand j’y pense. Mais ce seraient des consolations à la Job que de vous tourmenter de mes anxiétés. J’aime mieux vous rappeler, par manière d’encouragement, que le purgatoire sera bientôt terminé. » Cette lettre trouva Carlyle sous l’influence bienfaisante des romans de Walter Scott. Il était un peu remonté et il répondit : « Après tout, je crois que nous prenons trop à cœur la cérémonie qui approche. Bon Dieu ! est-ce que beaucoup d’autres personnes ne se sont pas mariées avant nous et ne s’en sont-elles pas toutes tirées à peu près bien, et n’ont-elles pas expérimenté que le mariage n’est, en somme,.. que le mariage ? Prenez donc courage et n’ayez pas le frisson… Vous verrez que, malgré tous nos pressentimens, cela ira « tout seul. « Il faisait le fanfaron. Quelques lignes plus bas, la terreur le reprend en pensant au tête-à-tête dans la voiture de poste, et il propose un traité. Il renonce à la diligence et à John, le frère, mais c’est à une condition : « Je stipule seulement que vous me laisserez, pendant la route, fumer trois cigares sans critique ni répugnance de votre part, comme étant chose indispensable à mon parfait contentement. »

Ils se marièrent à la date fixée. Jane allait à l’église résolue à être une femme dévouée, mais sans grandes illusions sur ce qu’elle