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Le sentiment qui attirait Carlyle vers Mlle Welsh, bien que vif et tenace, était tout à fait de la nature qui convient à un philosophe. Carlyle approchait de la trentaine, il se sentait la tête bouillonnante d’idées et il n’avait encore produit que des traductions, quelques articles et la Vie de Schiller. Ses débuts avaient été entravés de plusieurs manières. Il avait eu une existence précaire, et jamais homme ne fut aussi désarmé devant les soucis matériels. La seule pensée d’entrer dans une boutique le rendait aussi malheureux que l’enfant du conte de son pays, qui n’ose traverser le bois de peur que les rouges-gorges ne l’enterrent avec les feuilles mortes. Il avait été gêné par une difficulté de travail égale à celle dont la Correspondance de Flaubert nous offre le spectacle lamentable. Carlyle n’a jamais connu les jouissances de la création ; il n’en a ressenti que les angoisses, il a été un forçat de l’encrier, passant des heures et des semaines devant son papier, à lutter avec l’idée, comme Jacob avec l’ange, sans parvenir à la terrasser et à la couler dans un moule. On lit dans son Journal, à la date du 31 décembre 1823 : « Certainement, jamais personne n’a éprouvé une difficulté aussi épouvantable que moi à écrire. Apprendrai-je jamais à écrire facilement ? « Il ne l’apprit jamais. Mais il s’était persuadé que du jour où il aurait une femme pour veiller à ses besoins, le cauchemar physique et moral contre lequel il se débattait depuis son adolescence s’évanouirait, et qu’il entrerait, homme nouveau, dans une vie nouvelle. Jane Welsh était intelligente et avait du bien. Il la rechercha avec la ténacité de sa race de paysan. Tantôt il faisait briller à ses yeux le mirage d’une association intellectuelle, tantôt il cherchait à toucher son cœur. Jane résista longtemps. Elle n’était pas assez aveuglée pour ne pas reconnaître, malgré les reproches amers de Carlyle, que les règles de la sagesse mondaine peuvent avoir du bon et qu’il y avait de la vérité dans les objections de Mlle Welsh (le docteur Welsh était mort) au mariage de sa fille, l’élégante de Haddington, avec un fils de rustre, un peu rustre lui-même, pauvre comme Job, maussade, sans situation et n’ayant pas fait ses preuves de génie. Cependant elle cédait insensiblement à l’ascendant de ce génie encore, pour ainsi dire, à l’état latent : — « Je ne sais pas, écrivait-elle à Carlyle, comment votre esprit a pris un tel empire sur le mien en dépit de mon orgueil et de mon obstination ; Mais c’est ainsi. Bien qu’entêtée comme une mule avec les autres, avec vous je suis souple et soumise. J’écoute votre voix comme la voix d’une seconde conscience presque aussi redoutable que celle que la nature a mise au dedans de moi. D’où vous vient ce pouvoir sur moi ? car ce n’est pas seulement l’effet de votre génie et de votre vertu. »