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Providence particulière veillait sur Berthold Auerbach et faisait tourner à son profit et au profit de l’humanité tous les événemens de sa vie. Il n’était pas éloigné de penser que, lorsque cinq mille exemplaires d’un de ses livres s’écoulaient en quelques semaines ou en quelques jours, le ciel s’en était mêlé ; il reconnaissait le doigt de Dieu dans cette affaire.

Pour être un vrai spinoziste, il faut se détacher de sa petite personne, la regarder comme un des modes accidentels et très périssables de l’impérissable substance et en faire autant de cas que d’une vague que pousse vers ses rivages l’éternel océan et qui déferle sur la grève en y laissant un peu d’écume. Personne ne fut moins disposé qu’Auerbach à se détacher de lui-même, à s’oublier, à pratiquer cette sublime et difficile vertu que Fénelon appelait la désappropriation. En songeant à sa destinée et à ses œuvres, à son passé et à son avenir, il éprouvait tour à tour les tourmens ou l’orgueilleuse félicité d’un propriétaire jaloux de son bien, qui n’a aucune envie de s’en dessaisir ni même de le partager. Son ami Jacob lui reprochait un jour de n’avoir pas cette tranquillité d’âme qui convient à un disciple du grand sage d’Amsterdam, il confessait que ce reproche était mérité. Jusque dans sa vieillesse, il s’est intéressé passionnément aux moindres détails de son existence, et ses émotions étaient si vives qu’elles ne pouvaient durer. Ses joies étaient des extases, ses amours étaient des adorations, ses tristesses étaient des désespoirs, et cependant il s’en consolait avec une étonnante facilité. Il y avait en lui comme un parti-pris d’être heureux ; mais ce n’était pas sa philosophie qui l’y aidait, c’était sa Providence particulière, toujours prête à le secourir dans ses tribulations.

Le 21 novembre 1846, il annonçait à son ami qu’après beaucoup d’aventures, il venait de découvrir à Breslau une jeune fille adorable qui consentait à devenir sa femme ; il s’écriait : « J’aime et je suis aimé ! » Sa lettre déborde de joie ; il se déclare « inexprimablement heureux ; » il voudrait parler la langue des anges pour célébrer son délirant bonheur : « Que ne puis-je répandre mon cœur devant toi ! Mais mon cœur vit tout entier dans mon Augusta comme dans un sanctuaire. » Il est à jamais délivré de tous les troubles, de tous les soucis, de tous les tracas du monde ; sa vie ne sera plus « qu’une prière, qu’une longue action de grâces rendue à ce Weltgeist qui a créé pour lui un être charmant à qui il devra de passer le reste de ses jours dans les transports d’un saint amour. » Il voit pour la première fois les arbres, les oiseaux, le ciel, c’est une nouvelle naissance, il sent battre en lui le cœur de l’univers ; son seul chagrin est de penser « qu’il n’a pas traversé l’humaine cohue sans y contracter quelques souillures et qu’il n’est pas digne d’approcher de cette enfant