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ont fait époque, n’est-il pas permis de se demander si, de ce côté aussi, une période de quinze à vingt ans ne suffit pas pour avoir raison des plus beaux répertoires ? Il y a pourtant, de la discussion de M. Riehl, une observation à retenir ; c’est qu’avec le temps, l’intérêt du drame a passé du théâtre dans le répertoire du concert. Examinez, en effet, par quel travail lent et successif l’infiltration s’opère. Dans Palestrina, rien encore, pas un soupçon d’élancement humain, à peine en saisissez-vous l’ombre dans Orlando di Lasso ; mais attendez Händel et Bach, attendez surtout Beethoven. Il n’est guère de connaisseur qui ne se soit rendu compte du mouvement vers l’expression dramatique qui, de Léonard à Rubens, se propage dans la peinture ; de Händel à Beethoven, c’est le même progrès en musique et bien plus vivement accentué par l’avènement de la symphonie et le génie d’un maître capable de dramatiser jusqu’à la sonate.

L’opéra traverse une crise de langueur : Berlioz, qui se plaisait aux jeux de mots, dirait une crise de longueur ; cependant il n’en mourra pas. On l’accuse de n’être qu’un genre intermédiaire : c’est ce prétendu vice qui le sauvera. Italien d’origine, naturalisé en France, commensal de l’Allemagne, il répond à un idéal cosmopolite et parle la langue universelle. A mon sens, le vrai, le seul danger qui le menace est d’être abandonné des musiciens ; les maîtres, peu à peu, s’en éloigneront, livrant la place aux médiocres, en tous lieux plus accommodans, et que rebuteront moins les méchans poèmes et les directeurs imbéciles. Tout porte à croire que les Beethoven, les Weber, les Rossini, les Verdi et les Meyerbeer de l’avenir n’iront plus de ce côté. L’opéra en sera certainement diminué, mais, je le répète, il n’en mourra pas ; tant qu’il y aura des salles de spectacle, on y jouera le drame lyrique, mais les maîtres, les vraiment grands, prendront de plus en plus le chemin de la salle de concert, siège de la musique absolue, qui sera probablement la musique du XXe siècle.


HENRI BLAZE DE BURY.