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héroïque, romantique ou mythique, — n’ait depuis fait passer par toutes les modulations. Sans Euryanthe, ni Tannhäuser, ni Lohengrin n’eussent existé.

L’opéra étant une œuvre collective, il faut s’attendre à ce que le musicien n’ait jamais que les restes du festin. Plus le poète sera grand, moins il se livrera. Goethe n’a su donner en ce genre que des niaiseries, et Victor Hugo nous a montré dans Esmeralda jusqu’où le génie pouvait descendre en voulant condescendre. Ce qui convient le mieux à ce métier, c’est un poète auquel il manque quelque chose pour être un vrai poète, ce que nous appelons un homme de théâtre : Scribe fut le phénix, mais probablement ce miracle ne se reproduira plus ; restait une combinaison, celle que Wagner a tentée.

En principe, la chose serait toute naturelle, bien que déjà le mot seul de composition implique l’idée d’une collaboration du poète avec le musicien, et, pourtant, rien de plus dissemblable que ces deux arts dont l’un emprunte sa forme à la pensée, tandis que dans l’autre, c’est de la forme et de la symétrie que dépend la pensée ; ce qui fait que l’architecture musicale par excellence sera la symphonie, et que plus une musique serrera de près la parole, moins cette musique sera musicale. À ce compte, les meilleurs textes seront ceux qui contiendront le moins d’idées et dont le compositeur pourra faire ce qu’il voudra : Kyrie eleison. Alléluia, Amen. L’aventure de Richard Wagner eût-elle cent fois réussi que son succès ne prouverait rien, car Wagner est une exception, et ce ne sont pas les exceptions qui jugent de pareils problèmes. D’ailleurs, chez lui le poète reste trop inférieur pour qu’on en parle : « Dresser un scénario ne suffit pas, encore faudrait-il savoir l’écrire, » a dit un fin connaisseur de son pays, M. Louis Ehlert. La vérité est que ses rimes sont aussi ridicules que celles de Scribe, qui, du moins, rachetait la pauvreté de sa littérature par la diversité de ses inventions, alors que Wagner s’est contenté, lui, d’inventer, quoi ? Le mythe, autrement dit, la forme la plus anti dramatique qu’il y ait. Des dieux et des demi-dieux, jamais des hommes, un répertoire qui se joue dans le crépuscule des Walhallas, un continuel déficit dans la situation et les caractères, des personnages qui se commentent au lieu d’agir. A un art qui n’individualise jamais et qui, en revanche, toujours stylise, la technique des âges primitifs devait sourire, et nous voilà du coup retournés à l’opéra mythologique : des héroïdes pour sujets, et pour moyen unique d’expression, le dialogue et le récitatif pur et simple. Mais le récitatif est une chose toute rudimentaire, une chose inorganique, n’ayant de