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I

En France, nous parlons des souffrances de l’agriculture ; en Allemagne, on se préoccupe plutôt de la a situation des paysans. » C’est qu’en effet la question n’y est pas purement économique, elle est politique et surtout sociale. Ce qui hante l’esprit de ceux qui provoquent les discussions publiques, ce n’est pas la crainte de voir l’Allemagne manquer de blé, de viande, ou d’autres denrées agricoles, c’est celle de voir disparaître la grande et la moyenne propriété. D’aucuns pensent que c’est surtout la grande propriété qui se sent menacée, et que, si elle parle de la moyenne, c’est qu’elle se sait trop faible pour procéder isolément ; l’opinion publique ne paraît pas lui être favorable, elle a donc besoin d’alliés, et il est naturel qu’elle cherche à s’adjoindre les « paysans. » Ou est, en effet, la limite entre la grande et la moyenne propriété ? Elle n’est pas fixe, elle ne se rattache même pas à des dimensions déterminées. Selon la nature du sol et le climat, une ferme de 100 hectares est réputée grande ou moyenne. Les dimensions exigées pour qu’une propriété soit classée dans l’une ou l’autre catégorie varient d’une province, d’un district, d’un canton à l’autre, et dans chaque catégorie il y a des gradations qui font insensiblement passer un bien de l’une dans l’autre. Souvent aussi c’est plutôt l’éducation, et peut-être le train de vie, qui distingue le « propriétaire » du paysan. Ce n’est pas tout. Dans une grande partie de l’Allemagne, le paysan n’est pas seulement un cultivateur, c’est un homme indépendant, qui a de quoi vivre, qui a un attelage[1] et qui, généralement, est le propriétaire de son exploitation. On sait que, selon les contrées, les habitans des campagnes vivent dans des villages ou dans des fermes isolées ; or, celui qui possède une de ces fermes (hof) porte avec orgueil son nom de paysan ; il se considère presque comme l’égal d’un baron et se croit au-dessus d’un gentilhomme sans terre. Pendant longtemps, le hof était indivisible, il ne l’est plus ; mais, dans quelques territoires, les partages son* soumis à des restrictions que des lois récentes tendent à renforcer. La législation diffère un peu selon les états, et en Prusse selon les provinces ; mais les lois récentes ont un but commun, celui de créer un héritier privilégié. Le droit civil prussien reconnaît aux parens des pouvoirs assez étendus pour régler la succession dans leur famille ; mais si le père meurt intestat, la propriété est exposée à être morcelée, le hof disparaît ; et le paysan aisé est remplacé

  1. L’attelage, c’est-à-dire la charrue, est ce qui distingue le « paysan » du simple cultivateur.