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dans sa conscience morale, dans sa vraie nature, qui est noble et pure : « Erreur que tout cela, se dit-il à lui-même. Tu crois en la bonté et tu sais que le bien prévaudra. Dans ton être ironique et désabusé, il y a un enfant, un simple, un génie attristé et candide, qui croit à l’idéal, à l’amour, à la sainteté. Tu es un faux sceptique ! »

Voilà l’homme, et jusqu’à son dernier jour, à travers ses crises les plus extrêmes, il reste fidèle à ce grand mot de devoir, qui résumait pour lui toutes les certitudes de l’ordre moral, et auquel il tenait suspendue toute son âme. Attiré par les doctrines du désespoir, il n’y céda jamais entièrement et sut toujours, à un moment donné, s’en affranchir. Malade, découragé, averti par les médecins, il s’écoutait vivre, ou plutôt il s’écoutait mourir, non sans regret pour la vie, qu’il aimait malgré tout, et qui avait même pour lui une douceur surprenante, à mesure qu’il la sentait fuir et « qu’il l’entendait distinctement tomber goutte à goutte dans le gouffre, » mais il gardait le sang-froid de l’analyse. Sans suivre les notations exactes du mal implacable qui le déchire, pendant les sept dernières années qui s’écoulèrent depuis le verdict fatal jusqu’à la dernière heure, sans étudier jour par jour cette douloureuse psychologie de la mort, disons que la préoccupation et le souci moral de ce patient héroïque et doux furent d’obtenir de lui-même un renoncement graduel à ses travaux, à ses livres, à ses souvenirs, à ses amis, un acquiescement à l’arrêt qui le retranche du nombre des vivans, et de s’appliquer cette règle très belle et très haute qu’il s’était posée à lui-même dans un intervalle de souffrance : « La mort elle-même peut devenir un consentement, donc un acte moral. L’animal expire, l’homme doit remettre son âme à l’auteur de l’âme. »

De cette étude consciencieuse d’un homme qui vécut beaucoup de la vie intérieure et qui en a noté les événemens grands ou médiocres avec tant de fidélité, quelle impression dernière avons-nous retirée ? Il est temps de conclure, et peut-être est-il nécessaire de le faire, chaque vie humaine, ainsi montrée, ayant son enseignement et sa moralité. Malgré toute la sympathie que celle-ci nous inspire, et dont nous n’avons pas ménagé les témoignages, nous ne pouvons dissimuler un autre sentiment qu’a produit insensiblement en nous la lecture prolongée de ce Journal intime, d’où tout incident extérieur est soigneusement écarté, où toute l’attention est concentrée sur un point unique, central, le moi, ce pauvre moi, sujet unique et objet à la fois de cette longue contemplation. On finit par s’étonner que toute une vie ait été ainsi exclusivement appliquée à s’analyser et à se raconter elle même. On s’en étonne, on en souffre