Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 65.djvu/554

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

J’ai aperçu le grand abîme implacable où s’engouffrent toutes ces illusions qui s’appellent les êtres. J’ai vu que les vivans n’étaient que des fantômes voltigeant un instant sur la terre, faite de la cendre des morts, et rentrant bien vite dans la nuit éternelle, comme des feux follets dans le sol. Le néant de nos joies, le vide de l’existence, la futilité de nos ambitions me remplissaient d’un dégoût paisible. De regret en désenchantement, j’ai dérivé jusqu’au bouddhisme, jusqu’à la lassitude universelle… L’Egypte et la Judée avaient constaté le fait, Bouddha en a donné la clé : la vie individuelle est un néant qui s’ignore, et aussitôt que ce néant se connaît, la vie individuelle est abolie en principe. Sitôt l’illusion évanouie, le néant reprend son règne éternel, la souffrance de la vie est terminée, l’erreur est disparue, le temps et la forme ont cessé d’être pour cette individualité affranchie ; la bulle d’air colorée a crevé dans l’espace infini et la misère de la pensée s’est dissoute dans l’immuable repos du Rien illimité[1]. »

Pessimisme, diront ceux qui voient le pessimisme partout et qui veulent en faire le signe authentique de tout ce qui pense ou qui souffre dans la génération présente. Il faut s’entendre. J’estime que ce mot-là est bien prodigué aujourd’hui et appliqué à tort et à travers. On devrait réserver ce nom pour ceux qui scientifiquement déclarent que la vie est mauvaise, que la douleur est un élément positif, que le plaisir est un élément négatif, qu’il est seulement une moindre douleur, et que le but unique de l’homme doit être d’anéantir la nature, de détruire le monde et, avant tout, de se détruire soi-même en frappant à la racine le vouloir-vivre, source de tous maux. Voilà le bouddhisme conséquent et le pessimisme logique. En dehors de cela, il y a des tristesses accidentelles ou chroniques, de grandes douleurs, des mélancolies de tempérament ou des fantaisies de système. Encore, chez Schopenhauer et Hartmann eux-mêmes, ce ne sont que des théories pures, où l’homme n’a qu’une faible part. Le système n’a empêché ni l’un de vivre aussi longtemps et aussi bien qu’il a pu, en jouissant avidement de la gloire tardive, ni l’autre d’avoir cédé au génie de l’espèce, de s’être marié, d’avoir eu des enfans, et de vivre, comme un philosophe optimiste, dans un foyer heureux et respecté. Dans des conditions pareilles, que vient-on nous parler de pessimisme ? Si une théorie aussi formidable que celle-là ne déracine pas la vie, n’arrache pas du cœur le désir tyrannique et insensé de vivre, ne précipite pas même ses premiers apôtres dans le suicide, s’ils ne font aucun effort sérieux pour convier les autres, par leur exemple

  1. Pages 48, 91, etc.