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et qu’on jette trop de clartés dans son propre mystère. « La femme veut être aimée sans raison, sans pourquoi ; non parce qu’elle est jolie ou bonne, ou bien élevée, ou gracieuse, ou spirituelle, mais parce qu’elle est. Toute analyse lui paraît un amoindrissement et une subordination de sa personnalité à quelque chose qui la domine ou la mesure. Elle s’y refuse donc, et son instinct est juste. Dès qu’on peut dire un parce que, on n’est plus sous le prestige, on apprécie, on pèse, on est libre au moins en principe. Or l’amour doit rester une fascination, un ensorcellement, pour que l’empire de la femme subsiste. Mystère disparu, puissance évanouie[1] ! » On dirait le commentaire du mot célèbre de Pascal sur les exigences du moi qui veut être aimé en dehors de toutes ses qualités et comme : dans l’abstraction pure. Ce mot appliqué au moi féminin prend, sous la plume d’Amiel, une justesse pratique et un relief inattendu. Il voit là d’ailleurs un raffinement d’égoïsme qui lui déplaît ; c’est moins un amour véritable que la joie orgueilleuse d’un triomphe. A de pareils artifices, toujours puérils, il oppose l’amour profond dont les signes sont à ses yeux une lumière et un calme, une sorte de révélation qui méprise ces victoires inférieures de la vanité.

Ce timide n’a pas mis dans le monde l’esprit qu’il avait, mais il en avait beaucoup ; il en faut, et du meilleur, pour comprendre et définir l’esprit des autres, comme il l’a fait. — Il y en a de deux sortes : celui qui suggère, qui se plaît à éveiller des idées chez les autres, ou à les insinuer dans une conversation, par l’image, par l’allusion, par la colère feinte, l’humilité jouée, la malice aimable, à satisfaire l’amour-propre d’autrui en lui donnant deux plaisirs à la fois : Celui d’entendre une chose et d’en deviner une autre. Cette manière subtile et charmante de s’exprimer permet de tout enseigner sans pédanterie et de tout oser sans blesser : cet enjoûment délicat n’appartient qu’aux natures exquises, dont la supériorité se cache dans la finesse et se révèle par le goût ; il a quelque chose d’aérien et d’attique, mêlant le sérieux et le badin, la fiction et la vérité avec une grâce légère[2]. Ce genre d’esprit est l’honneur et les délices de la bonne compagnie. Quel équilibre de facultés et dû culture il réclame ! De quelle distinction il témoigne ! — Mais il est un autre esprit, guerroyant à travers le monde et qui s’en fait redouter. Voici son signalement : malignité incoercible, moquerie lumineuse, joie dans le décochement perpétuel de flèches, sans nombre et qui n’épuisent jamais le carquois ; le rire inextinguible d’un petit démon élémentaire ; l’intarissable gaîté, l’épigramme rayonnante. Ajoutez, à toute cette malice les ailes,

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