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faire le tour des idées, il s’arrange de toutes les redites, il accompagne tous les caprices de la vie intérieure, il suit tous les méandres de la pensée et ne se propose aucun but. « Ce journal-ci représente la matière de bien des volumes. Quel prodigieux gaspillage de temps, de pensée et de force ! Il ne sera utile à personne, et même pour moi il m’aura plutôt servi à esquiver la vie qu’à la pratiquer… Ce partage de vingt-neuf années se résume peut-être en rien du tout, chacun ne s’intéressant qu’à son roman et à sa vie personnelle. » On trouvera ce jugement bien sévère. Il serait regrettable que ce journal n’eût pas été écrit, au moins dans quelques-unes de ses parties. Il nous manquerait l’histoire d’une âme qui est celle de beaucoup d’autres. On la chercherait en vain dans le petit nombre de livres qu’Amiel a publiés, où il se montre laborieusement subtil, raffiné avec effort, byzantin même. La littérature régulière n’aurait pas gagné grand’chose à une plus abondante production dans ce genre d’œuvres où les sujets lui auraient été imposés du dehors. Ici, il n’a pas d’autre sujet que lui-même, et c’est, au fond, le seul auquel il s’intéresse, auquel il puisse nous intéresser. Il nous révèle une manière de sentir la vie, à la fois très personnelle et pleine d’enseignemens sur l’état de conscience de quelques-uns de nos contemporains, touchés de la même contagion secrète d’un idéal presque maladif, hantés par la chimère, révoltés contre le réel. Mais il a bien deviné à quel prix cette histoire pourrait prendre de l’intérêt pour les autres ; il faut qu’on la dégage de ses matériaux, qu’on la simplifie, qu’on la distille. « Ces milliers de pages ne sont que le monceau des feuilles et des écorces de l’arbre dont il s’agirait d’extraire l’essence. Une forêt de cinchonas ne vaut qu’une barrique de quinine. Toute une roseraie de Smyrne se condense dans un flacon de parfum. » C’est ce que nous avons essayé de faire pour Amie ! , comme nous l’avons tenté autrefois pour Doudan[1], avec lequel notre Genevois a plus d’une analogie et dont la correspondance était un véritable journal intime, avec plus de variété et de vie extérieure. D’Amiel on pourrait dire ce qu’il dit de Doudan : c’est un délicat qui s’est dérobé au public par un trop vif amour de la perfection et à qui il n’a guère manqué que « la dose de matière, de brutalité et d’ambition nécessaires pour prendre sa place au soleil. »

La comparaison entre ces deux délicats ne s’étendrait pas au style. La langue de Doudan est puisée aux meilleures sources : latine et gauloise à la fois. Celle d’Amiel est expressive, pittoresque, ingénieuse, créée ; elle n’est pas toujours nette, elle n’est pas très pure. Elle est hésitante ; elle a, comme il le dit, ses tics et

  1. Voyez la Revue du 15 juillet 1876.