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si étrangement ? S’il y a dans le gouvernement lui-même une idée si peu sûre, si peu juste du rôle d’un pouvoir sérieux dans la pratique des institutions libres, qu’est-ce donc lorsqu’on se retrouve dans un parlement inexpérimenté et médiocre, avec des hommes qui semblent transporter dans la vie publique les habitudes des clubs, des réunions banales ? On vient de le voir ces jours derniers encore par un incident qui peut certes passer pour caractéristique, qui dans tous les cas reste l’expression la plus curieuse du désordre des esprits, de l’infériorité de notre personnel politique.

Il y a quelques mois déjà, une commission parlementaire est nommée pour examiner une proposition de crédits affectés à l’expédition du Tonkin. Cette commission, avant de porter son rapport à la chambre, demande naturellement au gouvernement des explications sur ses projets, sur l’état de nos affaires dans l’Indo-Chine, sur l’importance des forces qu’il peut être nécessaire d’envoyer au Tonkin, et, au cours de ses délibérations, elle est amenée à entendre des déclarations d’un caractère tout confidentiel. M. le ministre de la guerre notamment, interrogé sur ce qu’il peut faire, sur les forces dont il pourra disposer pour le Tonkin, répond qu’il ne peut détacher plus de six mille hommes de l’armée continentale sans compromettre la mobilisation, et il ajoute délibérément : « Si ce chiffre est dépassé, ce ne sera pas moi qui tiendrai le portefeuille de la guerre. » Il parlait ainsi devant la commission, en présence de M. le président du conseil et de M. le ministre de la marine, qui l’ont laissé dire. M. le ministre de la guerre a pu se tromper ou ne pas se tromper, il a pu oublier depuis ou ne pas oublier ce qu’il avait dit, il a pu se rendre à la nécessité en donnant plus de forces qu’il n’en avait promis, peu importe pour le moment : ses déclarations, dans tous les cas, étaient faites sous le sceau confidentiel devant une commission dépositaire d’un secret d’état. Qu’est-il arrivé cependant ? Un député, membre de la commission des crédits du Tonkin, s’est cru permis tout récemment, pour amuser ses électeurs, ou pour se donner de l’importance, de divulguer ce qui s’était passé, ce qui s’était dit dans une délibération réservée. Ainsi un député, peut-être pour créer des difficultés au gouvernement en mettant M. le ministre de la guerre en contradiction avec M. le président du conseil, ne craint pas de mettre les secrets d’état dans ses commérages de vacances. Que M. le ministre de la guerre, M. le ministre des affaires étrangères, aient, à un moment donné, des communications plus graves à porter devant une commission, ils sont exposés à voir leurs déclarations courir le monde. Voilà nos secrets en bonnes mains ! C’est ainsi que les radicaux, avec leurs intempérances et leurs indiscrétions, feraient du régime parlementaire, au lieu de la plus forte des garanties publiques, un instrument de désorganisation pour le pays. Il est plus que temps, on en conviendra, d’en revenir à de plus sérieuses habitudes de poli-