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Or le voisinage d’une nation européenne a toujours paru à la cour de Pékin le plus redoutable des dangers. Cette cour était d’ailleurs habituée à considérer l’Annam comme une dépendance de la Chine depuis qu’en 1804, sous le règne de Kia-King, une armée chinoise avait ramené l’empereur Gialong à Hué et lui avait rendu sa couronne. Les souverains de l’Annam avaient toujours, depuis lors, reconnu la suzeraineté de la Chine ; et ils envoyaient, tous les deux ans, un dignitaire de leur cour porter à Pékin, à titre d’hommage, un peu de poudre d’or, des parfums, et quelques livres d’ivoire.

Le traité par lequel M. Bourée obtint l’acquiescement de la Chine à l’occupation du Tonkin, moyennant l’établissement d’une zone neutre abandonnée aux montagnards que ni la Chine ni l’Annam n’ont jamais pu soumettre, et moyennant le respect de la suzeraineté chinoise, était donc un véritable et sérieux succès diplomatique. Il avait fallu l’ascendant du prince Kung et l’influence de son parti pour faire accepter une pareille solution. Elle semblait donner toute satisfaction à la France, puisque la cour de Hué demeurait responsable vis-à-vis de celle-ci de la stricte exécution des arrangemens relatifs au Tonkin, sans que le gouvernement français eût à compter en quoi que ce soit, avec la Chine. Il devait donc être indifférent à la France que le souverain de l’Annam continuât de reconnaître la suzeraineté du Fils du Ciel et d’envoyer à celui-ci, tous les deux ans, des présens de médiocre valeur ; mais l’amour-propre de la cour de Pékin était sauvegardé. Réduite à ces proportions, la suzeraineté de la Chine sur l’Annam ne devait porter aucun ombrage au gouvernement français : elle n’avait pas plus d’importance que l’ancienne monarchie française n’en a attaché au titre de roi de France que les souverains d’Angleterre ont pris si longtemps et fait graver sur les monnaies anglaises, ou que les Espagnols n’en attachaient au titre de roi de Navarre que nos rois ont pris jusqu’en 1830.

Le gouvernement français n’en a point jugé ainsi : il a repoussé un traité qui nous donnait le Tonkin sans coup férir ; il a recouru à la force des armes, et des succès militaires chèrement achetés ont abouti au traité de Tien-Tsin, que le vice-roi du Pe-Tchili, Li-Hung-Chang, conclut presque de sa seule autorité, en assumant sur lui-même une responsabilité devant laquelle tout autre négociateur chinois aurait certainement reculé. Si le gouvernement français se fût rendu un compte plus exact des conditions dans lesquelles cette négociation avait commencé et s’était terminée, il eût poursuivi avec prudence et sans précipitation l’exécution d’un traité aussi avantageux. Sa négociation a été le dernier et suprême effort du parti de la paix : le prince Kung lui-même ne put triompher de la résistance du Tsung-li-Yamen, et il a fallu un ordre