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achetant tous les chefs » qui étaient à vendre, sauf à les faire assassiner ensuite, comme fit Li-Hung-Chang des commandans de la garnison de Sou-Tchéou, était plus à redouter pour le général des Taïpings que l’habileté des généraux tartares. Les diverses places qui couvraient Nankin au nord et à l’ouest furent prises par les impériaux ou leur furent livrées, et Chung-Wang fut rappelé pour défendre la capitale devant laquelle Tseng-Kouofan et Tseng-Tsihuen, son-frère, vinrent mettre le siège avec quatre-vingt mille hommes. Les impériaux étaient mal armés et ils n’auraient pu venir à bout de la ville sans les conseils qu’ils reçurent de Gordon et des autres Européens au service de la Chine. Le siège durait depuis un mois, lorsque, le 30 juin 1863, Tien-Wang, désespérant d’être secouru et ne pouvant se résigner à la perte du pouvoir qu’il exerçait depuis douze années, se tua lui-même. Son fils, âgé de quatorze ans, fut proclamé roi céleste par les fanatiques que l’indolence et l’incapacité de son père avaient perdus ; mais, le 19 juillet, l’explosion d’une mine renversa 50 mètres des murailles de Nankin, et ouvrit une brèche par laquelle les impériaux se ruèrent dans la ville.

Chung-Wang se défendit avec acharnement dans le palais jusqu’à ce qu’il eut perdu tout espoir de refouler les assaillans ; il fit alors une trouée à la tête d’un millier d’hommes jusqu’à la porte du Sud, et il se jeta dans la campagne avec le jeune chef qu’il voulait sauver à tout prix. Il lui donna son propre cheval, qui était excellent, pour en prendre un beaucoup moins bon. Aussi ne put-il faire perdre sa trace à ceux qui le poursuivaient ; il fut pris quelques jours après. Plusieurs des parens de Chung-Wang étaient depuis longtemps retournés au service de l’empereur et avaient reçu comme Chang-Kwoliang et autres transfuges, des emplois élevés ; telle était d’ailleurs la haute opinion de ses talens et de son courage qu’il avait su inspirer à ses adversaires qu’il aurait peut-être obtenu la vie sauve s’il l’eût demandée ; mais il ne voulut ni faire ni laisser faire aucune démarche. Il fut condamné à mort ; mais alors se produisit un incident caractéristique qui montre à quel point les Chinois se préoccupent de tenir leurs annales en ordre et d’enregistrer fidèlement les événemens à mesure qu’ils s’accomplissent. Le gouvernement chinois pensa que nul mieux que Chung-Wang ne pouvait faire connaître les faits auxquels il avait pris part, et il différa de huit jours l’exécution de la sentence pour que le prisonnier eût le temps d’écrire un résumé de ses campagnes. Chung-Wang s’exécuta loyalement, et son récit, que le gouvernement a publié, concorde pour les faits de guerre avec les notes de Gordon. Il se termine par ces mots, où respire la fierté d’un soldat : « J’ai été le premier ministre d’une race maintenant abattue et d’un souverain qui n’est plus ; je ne puis me laisser