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deux millions d’habitans, se rendirent à eux. La forteresse de Kinkiang fut emportée d’assaut, et, le 8 mars 1853, après une marche victorieuse de près de 400 lieues, l’armée du roi céleste arriva sous les murs de Nankin. Le 24, l’explosion d’une mine fit sauter une des portes et ouvrit la ville aux assiégeans ; la population fraternisa aussitôt avec eux. La garnison et les 4,000 familles tartares qui occupaient un quartier de la ville furent impitoyablement massacrées ; les vainqueurs n’épargnèrent même pas les petits enfans. « Il ne faut pas, disaient-ils, qu’il demeure une seule souche d’où puisse sortir un rejeton. » Ce n’était là, du reste, qu’une représaille : lorsque les Tartares s’emparèrent de la capitale des Mings, ils ne se contentèrent pas d’en passer la garnison au fil de l’épée, ils y égorgèrent plus de 50,000 des partisans de la dynastie déchue. Dès le 1er avril, les Taïpings étaient maîtres de la forteresse de Chin-kiang, établie à la jonction du Grand Canal et du Yang-tse. Tout le cours du fleuve, jusqu’à la mer, tomba en leur pouvoir : rien ne leur résistait plus : les garnisons fuyaient à leur approche, jetant leurs armes et abandonnant les forteresses et les positions qu’elles étaient chargées de défendre.

Ces succès étourdissans enivrèrent Tien-Wang : il crut que ses rêves étaient réalisés et que rien ne troublerait plus le cours de sa prospérité. Il décerna à Nankin le titre de capitale céleste ; il fit procéder à la consécration de ses places et de ses rues. Il y organisa un gouvernement complet, sur le modèle du gouvernement impérial ; il nomma des ministres et créa toute une hiérarchie de fonctionnaires. Il rendit des décrets et fit promulguer des règlemens de police d’une grande sévérité. Les fortifications de Nankin furent réparées et augmentées ; on y ajouta de nouveaux forts et on y accumula des approvisionnemens suffisans pour nourrir pendant plusieurs années cette population de huit cent mille âmes. Nankin devait être non-seulement la capitale, mais la principale forteresse, la place d’armes de la nouvelle monarchie. Dès que cette ville eut éternise en état de défense, une armée de quatre-vingt mille hommes franchit le Yang-tse, et suivant les bords du Grand-Canal, atteignit le Fleuve-Jaune : après avoir inutilement assiégé la forteresse de Kaïfong, elle franchit le fleuve sur un autre point, força la passe de Sin-Simming, défendue par un corps d’armée tartare, et pénétra, le 30 septembre, dans la vallée du Peïho, qui forme la province de Pe-Tchili ; le 21 octobre, elle occupa la ville de Tsing à 30 kilomètres au sud de Tien-Tsin, qui n’est elle-même qu’à 120 kilomètres de Pékin.

La consternation fut extrême à Pékin : la capitale était dégarnie de troupes, parce qu’on avait envoyé au sud tous les corps d’armée qu’on avait successivement recrutés. La direction prise par les