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tout ce qu’ils pouvaient des contributions levées dans leur district ; ils gardaient pour eux les sommes destinées à l’entretien des digues ou aux autres travaux publics. L’empereur Taou-Kwang avait ordonné de distribuer des fusils à ceux des soldats qui n’étaient encore armés que d’arcs ou de lances, d’acheter des canons et de former des artilleurs. Ces ordres n’avaient été exécutés que dans les provinces situées dans le voisinage de la capitale : les mandarins des provinces éloignées envoyaient bien à Pékin des états sur lesquels figuraient un grand nombre de bataillons ; mais, suivant le mot du missionnaire Faurie, ces soldats étaient en portefeuille, et les mandarins militaires s’appropriaient les sommes envoyées de Pékin pour la solde et l’entretien de ces troupes fictives. On faisait figurer comme canons des bambous cerclés avec des cordes et qui ne pouvaient résister à l’effort de la moindre charge. Quant à l’armement des soldats, il continuait à se composer de vieux fusils à mèche, rongés par la rouille, de sabres de toutes les formes et de tous les âges, d’arcs et de lances en bambou durci au feu. Voici la description que le même missionnaire fait d’une revue officielle passée par le gouverneur de la province de Kouy-Tchéou : « On commença la revue par l’exercice de la tortue. Des soldats groupés forment une toiture en rapprochant leurs boucliers ronds, en rotin tressé et bariolé de rouge et de noir. D’autres montent sur cette toiture, courent et s’évertuent à séparer les boucliers, tandis qu’au-dessous on se serre étroitement. Le coup d’œil est assez joli ; mais cet exercice, excellent peut-être pour se mettre à l’abri de la pluie, ne protégerait pas longtemps contre la baïonnette ou les balles de nos grenadiers. Ils firent ensuite des exercices de tir. Les soldats, assemblés pêle-mêle, causent, rient, chargent leurs fusils, et le général attend que tout le monde soit prêt. Il s’en assure à grand’peine et lève un étendard. C’est le signal. Toute la troupe se précipite, en hurlant, sur le point d’attaque : chacun lâche son coup quand il lui plaît, et tous fuient à la débandade comme un troupeau de moutons. Il y a toujours des blessés, et comment en serait-il autrement dans cette cohue armée d’énormes fusils, maniés par deux hommes incapables de marcher au pas, et dont l’un tient l’arme sur l’épaule, tandis que l’autre y met le feu ? » Si tel était le misérable armement des soldats, l’état-major, en revanche, resplendissait d’or et de soie : le gouverneur était porté dans un palanquin tendu des plus riches soieries, et les mandarins de sa suite rivalisaient de luxe et de magnificence.

Au milieu de cette société corrompue où l’opulence mal acquise coudoyait la plus effroyable misère, où la justice était devenue vénale, où les riches et les puissans pouvaient tout se permettre,