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« moutons, » ou dénonciateurs subornés, va fabriquer les grandes fournées de la guillotine, afin de « purger et déblayer les prisons en un instant[1]. » — « Ce n’est pas moi, » dira-t-il plus tard ; « depuis plus de six semaines, l’impuissance de faire le bien et d’arrêter le mal m’a forcé à abandonner absolument mes fonctions de membre du comité de salut public[2]. » Perdre ses adversaires avec les meurtres que l’on commet, qu’on leur fait commettre et qu’on leur impute, du même coup de pinceau se blanchir et les noircir, quelle volupté ! Si tout bas, par instans, la conscience naturelle essaie de murmurer, la conscience acquise et superposée intervient aussitôt pour lui imposer silence et pour déguiser sa rancune privée sous des prétextes publics : après tout, les gens guillotinés étaient des aristocrates, et les gens à guillotiner sont des hommes immoraux ; aussi le moyen est bon, et le but meilleur ; en usant du moyen, comme en poursuivant le but, on exerce un sacerdoce. — Tel est le décor de la Révolution, un masque spécieux, et tel est le dessous de la Révolution, une face hideuse ; sous le règne nominal d’une théorie humanitaire, elle couvre la dictature effective des passions méchantes et basses ; dans son vrai représentant, comme en elle-même, on voit partout la férocité percer à travers la philanthropie et, du cuistre, sortir le bourreau.


H. TAINE.

  1. Archives nationales, F7, 4438. — Rapport au Comité de salut public par Herman, commissaire des administrations civiles, police et tribunaux, 3 messidor an II : « La commission chargée de la surveillance générale des prisons ne peut s’empêcher de voir, que tous ces scélérats, qui ont trempé principalement dans les projets liberticides,… existent encore dans les prisons et y font une bande à part, qui rend la surveillance très laborieuse, est une cause habituelle de désordres, une source continuelle de tentatives d’évasion, un assemblage journalier d’êtres dont toute l’existence se consume en imprécations contre la liberté et ses défenseurs… Il serait possible de connaître ceux qui, dans chaque prison, servaient et devaient servir les diverses factions, les diverses conjurations… Il faudrait peut-être purger en un instant les prisons, et défrayer le sol de la liberté de ces immondices, de ces rebuts de l’humanité. » En conséquence, le Comité de salut public « charge la commission… de rechercher dans les prisons de Paris… ceux qui ont particulièrement trempé dans les diverses factions, dans les diverses conjurations que la Convention nationale a anéanties. » — Au-dessous de cet arrêté, il y a, de la main de Robespierre : Approuvé, puis la signature de Robespierre, puis plus bas les signatures de Billaud et de Barère. — Même arrêté régularisé le 7 messidor, signé par les mêmes et par cinq autres, et expédié le même jour. (Cette pièce décisive avait été lue et citée en grande partie par M. de Martel, dans ses Types révolutionnaires, 57.)
  2. Buchez et Roux, XXXIII, 434.