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propre honneur et que chaque jour, il se récite à voix basse, parfois à voix haute : « Robespierre seul a trouvé la forme idéale du citoyen. Robespierre seul la remplit exactement, sans excès ni lacune. Robespierre seul est digne et capable de conduire la révolution[1]. » — À ce degré, l’infatuation froide équivaut à la fièvre chaude, et Robespierre arrive aux idées, presque aux visions de Marat.

D’abord, à ses propres yeux, il est, comme Marat, un homme persécuté, et, comme Marat, il se pose en « martyr, » mais avec un étalage plus savant et plus continu, avec l’air résigné, attendri d’une victime pure qui s’offre et monte au ciel en léguant aux hommes le souvenir impérissable de ses vertus[2]. « Je soulève contre moi tous les amours-propres[3], j’aiguise mille poignards, je me dévoue à toutes les haines,.. je suis certain de payer de ma tête les vérités que je viens de dire, j’ai fait le sacrifice de ma vie, je recevrai la mort presque comme un bienfait. » — « Le ciel m’appelle peut-être à tracer de mon sang, la route qui doit conduire mon pays au bonheur et à la liberté ; j’accepte avec transport cette douce et glorieuse destinée[4]. » — « Ce n’est point pour vivre qu’on déclare la guerre à tous les tyrans, et, ce qui est plus dangereux encore, à tous les fripons… Plus ils se dépêchent de terminer ma carrière ici-bas, plus je veux me hâter de la remplir d’actions utiles au bonheur de mes semblables[5]. » — « Tous les fripons. m’outragent[6] ; les actions les plus indifférentes, les plus légitimes de la part des autres sont des crimes pour moi. Un homme est calomnié dès qu’il me connaît. On pardonne à d’autres leurs fortunes ; on me fait, un crime de mon zèle. Otez-moi ma conscience, je suis le plus malheureux, des hommes. Je ne jouis pas même des droits du citoyen, il ne

  1. Garat, 85. « Le sentiment qui perçait le plus chez Robespierre et dont il ne faisait même aucun mystère, c’est que le défenseur du peuple ne peut jamais avoir tort. » — Bailleul (cité dans les Mémoires de Carnot, I, 516), dit : « Il se croyait un être privilégié mis au monde pour en devenir le régénérateur et l’instituteur. »
  2. Discours du 26 mai 1794 et du 8 thermidor an II.
  3. ) Buchez et Roux, X, 295, 296 (séance du 22 juin 1791, aux Jacobins.) — Ibid., 294. — Marat disait de même : « Je me suis fait anathème pour le bon peuple de France, » et, précisément à la même date, il écrivait : « Les écrivains populaires seront traînés dans les cachots ; l’Ami du Peuple, dont le dernier soupir sera pour la patrie et dont la voix fidèle vous appelle encore à la liberté, aura pour tombeau un four ardent. » — La différence des deux imaginations est bien marquée par ce dernier mot.
  4. Hamel, II, 122 (séance du 10 février 1792, aux Jacobins). « Ce n’est pas assez d’obtenir la mort de la main des tyrans, il faut l’avoir méritée ; s’il est vrai que les premiers défenseurs de la liberté doivent en être les martyrs, ils ne doivent mourir qu’en entraînant avec eux la tyrannie au tombeau. » — Cf. Ibid., II, 215 (séance du 27 avril 1792).
  5. Ibid., II, 513. (Discours à la Convention, 7 prairial an II.)
  6. Buchez et Roux, XXXIII, 422, 445, 447, 457. (Discours à la Convention, 8 thermidor an II )