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modérément, sans brûler personne, et répandu sur un cercle de province sa lumière banale, blafarde, proportionnée au peu d’huile que contenait son vase étroit.

Mais, la Révolution l’a porté à l’Assemblée constituante, et, pendant longtemps, sur ce grand théâtre, l’amour-propre, qui est la fibre sensible du cuistre, a cruellement souffert. Dès sa première adolescence, le sien, avait pâti et, déjà froissé, n’en était que plus sensible. — Orphelin, pauvre, protégé de son évêque, boursier par faveur au collège Louis-le-Grand, puis clerc avec Brissot dans la basoche révolutionnaire, à la fin échoué dans sa triste rue des Rapporteurs, sur des dossiers de chicane, en compagnie d’une sœur acariâtre, il a pris pour maître de philosophie, de politique et de style Rousseau, qu’il a vu une fois et qu’il étudie sans cesse[1]. Probablement, comme tant de jeunes gens de sa condition et de son âge, il s’est figuré pour lui-même un rôle analogue et, afin de sortir de son impasse, il a publié des plaidoyers à effet, concouru pour des prix d’académie, lu des mémoires devant ses collègues d’Arras. Succès médiocre : une de ses harangues a obtenu une mention dans l’Almanach d’Artois ; l’académie de Metz ne lui a décerné que le second prix ; l’académie d’Amiens ne lui a rien décerné du tout ; le critique du Mercure lui a laissé entrevoir que son style sentait la province. — A l’Assemblée nationale, éclipsé, par des talens grands et spontanés, il est resté longtemps dans l’ombre, et, plus d’une fois, par insistance ou manque de tact, il s’est trouvé ridicule. Sa figure d’avoué, anguleuse et sèche, « sa voix sourde, monotone et rauque, son élocution fatigante,[2], » « son accent artésien, » son air contraint, son parti-pris de se mettre toujours en avant et de développer les lieux-communs, sa volonté visible d’imposer à des gens cultivés et à des auditeurs encore intelligens l’intolérable ennui qu’il leur inflige, il n’y avait pas là de quoi rendre l’assemblée indulgente aux fautes de sens et de goût qu’il commettait. — Un jour, à propos des arrêts du conseil : « Il faut, dit-il, une forme noble et, simple qui annonce le droit national et porte dans le cœur des peuples le respect de la loi ; » en conséquence, dans les décrets promulgués,

  1. Voyez son éloge de Rousseau, dans son discours du 7 mai 1794. (Buchez et Roux, XXXII, 369.) — Garat, 85 : « J’espérais qu’en prenant Rousseau pour modèle de son style, la lecture continuelle, qu’il en faisait aurait quelque influence heureuse sur son caractère. »
  2. Fiévée, Correspondance (Introduction). Fiévée, qui l’a vu à la tribune des Jacobins, dit de lui : « Il ressemblait à un tailleur de l’ancien régime. » — Larevellière-Lépeaux, Mémoires. — Buchez et Roux, XXXIV, 94. — Malouet, Mémoires, II, 135. (Séance du 21 mai 1791, après la lecture de l’adresse de l’abbé Raynal. « C’est la première et la seule fois que j’aie vu Robespierre adroit et même éloquent… Il délaya, selon son usage, ces premières phrases, qui étaient tout l’esprit de son discours et qui, malgré son galimatias accoutumé, produisirent l’effet qu’il en attendait. »