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la dictature de la minorité violente : au lendemain du 14 juillet 1789, il a fondé dans son quartier[1] une petite république indépendante, agressive et dominatrice, centre de la faction, asile des enfans perdus, rendez-vous des énergumènes, pandémonium de tous les cerveaux incendiés et de tous les coquins disponibles, visionnaires et gens à poigne, harangueurs de gazette ou de carrefour, meurtriers de cabinet ou de place publique, Camille Desmoulins, Fréron, Hébert, Chaumette, Clootz, Théroigne, Marat, et, dans cet état plus que jacobin, modèle anticipé de celui qu’il établira plus tard, il règne, comme il régnera plus tard, président perpétuel du district, chef du bataillon, orateur du club, machinateur des coups de main. Là, l’usurpation est de règle : on ne reconnaît aucune autorité légale ; on brave le roi, les ministres, les juges, l’assemblée, la municipalité, le maire, le commandant de la garde nationale. De par la nature et les principes, on s’est mis au-dessus des lois : le district prend Marat sous sa protection, place deux sentinelles à sa porte pour le garantir des poursuites, et résiste en armes à la force armée chargée d’exécuter le mandat d’arrêt[2]. Bien mieux, au nom de Paris, « première sentinelle de la nation, » on prétend gouverner la France : Danton vient déclarer à l’assemblée nationale que les citoyens de Paris sont les représentans naturels des quatre-vingt-trois départemens, et la somme, sur leur injonction, de rétracter un décret rendu[3]. — Toute la pensée jacobine est là ; avec son coup d’œil supérieur, Danton l’a pénétrée jusqu’au fond, et l’a proclamée en termes propres ; à présent, pour l’appliquer grandement[4], il n’a plus qu’à passer du petit théâtre au grand, des cordeliers à la commune, au ministère, au comité de salut public, et, sur tous ces théâtres, il joue le même rôle avec le même objet et les mêmes effets. Un despotisme institué par la conquête et maintenu par la crainte, le despotisme de la plèbe jacobine et parisienne : voilà son but et ses moyens ; c’est lui qui, adaptant les moyens au but et le but aux moyens, conduit les grandes journées et provoque les mesures décisives de la révolution, le

  1. Le district des Cordeliers. — (Buchez et Roux, IV, 27.) Délibération de l’assemblée du district des Cordeliers, 11 décembre 1719, pour justifier la présidence perpétuelle de Danton. Il est toujours réélu à l’unanimité : ceci est le premier signe de son ascendant. Quelquefois pourtant, sans doute pour éviter les apparences de la dictature, il fait élire son maître clerc, Paré, que, plus tard, il fera ministre.
  2. Buchez et Roux, IV, 295, 298, 401 ; V, 140.
  3. Ibid., VIII, 28 (10 octobre 1790).
  4. Ibid., IX, 408 ; X, 144, 234, 297, 417. — Lafayette, Mémoires, I, 359, 360. — Aussitôt après la mort de Mirabeau (avril 1791), le projet de Danton se déclare, et son initiative est alors de première importance.