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philosophie de Mme de Grignan pour rejeter les sottes superstitions. Celle-ci lui avait décrit avec dégoût un dîner de trappistes. Elle lui répond : « Le dîner que vous me dépeignez est horrible ; je ne comprends pas cette sorte de mortification, c’est une juiverie, et la chose du monde la plus malsaine. » Elles avaient cependant l’une et l’autre des remords sur la tiédeur de leur dévotion ; et Mme de Grignan exprimait à sa mère sur ce sujet des pensées que celle-ci lui renvoyait en ces termes : « Je vous admire sur tout ce que vous dites de la dévotion. Eh ! mon Dieu ! il est vrai que nous sommes des Tantales : nous avons l’eau tout auprès de nos lèvres ; nous ne saurions boire. Un cœur de glace, un esprit éclairé ; c’est cela même[1]. » Ces derniers traits semblent bien être de Mme de Grignan, puisque sa mère ajoute : « C’est cela même. » Ces traits d’ailleurs désignent bien plus la dévotion de la fille que celle de la mère : celle-ci pouvait avoir en religion un cœur tiède, mais non un cœur de glace. La fille, au contraire, paraît n’avoir jamais vu dans la religion que le dogme et la pratique ; la pensée et la politique constituaient sa religion ; mais le cœur n’y a jamais été. Aussi n’aimait-elle pas à en parler : « Je parlerais longtemps là-dessus, et j’en eusse été ravie, quand nous étions ensemble, lui dit sa mène, mais vous coupiez court, et je reprenais tout aussitôt le silence. » Ainsi, ce n’étaient pas seulement des expansions indiscrètes et excessives qui glaçaient Mme de Grignan ; c’était la conversation elle-même quand elle touchait aux choses élevées et délicates. L’abondance de sa mère paraît lui avoir été pénible. C’est là unirait de caractère qui lui fait peu d’honneur et qui nous la rend peu agréable. Peut-être aussi était-ce la gêne où elle était en face d’elle-même en matière religieuse qui lui faisait éviter ces sujets. On n’a jamais su, peut-être n’a-t-elle jamais su ce qu’elle en pensait véritablement.

Citons bien vite quelques mots tendres et aimables pour compenser cette sécheresse. Mme de Grignan demandait à sa mère de lui faire cadeau d’une écritoire qu’elle aimait beaucoup : « Vraiment oui, je vous la donne, cette écritoire… Vous me ravissez en me priant absolument de vous la donner : je ne crois pas que ces deux mots se soient jamais trouvés ensemble. » Elle avait reçu la visite de deux conseillers bourguignons, dont le pays lui avait rappelé sa mère. « Vous avez donc fait quelque réflexion au pays de ces deux conseillers bourguignons : c’est le pays de ma mère. » Nous avons vu déjà, que Mme de Grignan n’aimait pas la vie, et elle exprimait à sa mère le désir de ne point lui survivre. Mme de Sévigné était

  1. Ces derniers mots sont dans l’édition de 1754.