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digne de votre amitié ; et je craindrais fort pour M. de Grignan si un pareil personnage venait aborder en Provence. Je vous souhaiterais du meilleur de mon cœur une telle aventure ; puisqu’il est écrit que vous devez avoir la tête tournée, il vaudrait mieux que ce fût de cette sorte que par l’indéfectibilité de la matière et les négations non conversibles. » Mme de Grignan, en effet, aimait mieux la philosophie que la poésie, et, si elle avait la tête tournée, c’était de ce côté-là. Elle était tenue au courant par Corbinelli des discussions philosophiques qui avaient lieu à Commercy, chez le cardinal de Retz, et dont le principal héros était dom Robert ou dom Desgabets[1], que Mme de Grignan appelait « un éplucheur d’écrevisses. » Elle entendait par là un faiseur de difficultés. Mme de Sévigné la trouvait bien indulgente : « Seigneur Dieu ! s’il introduisait tout ce que vous dites : plus de jugement dernier ; Dieu auteur du bien et du mal ; plus de crimes ! appelleriez-vous cela éplucher des écrevisses ? »

Dans les lettres suivantes, nous avons la bonne fortune de trouver des paroles textuelles de Mme de Grignan, qui peuvent nous donner quelque idée de son style : « Je reprends, ma fille, les derniers mots de votre lettre ; ils sont assommans : vous ne sauriez plus rien faire de mal, car vous ne m’avez plus ; j’étais le désordre de votre esprit, de votre santé, de votre maison ; je ne vaux rien du tout pour vous. » Dans la même lettre, Mme de Sévigné cite encore ces paroles de sa fille qui témoignent d’un bien grand désenchantement de la vie : « Quand la vie et les arrangemens sont tournés d’une certaine façon, qu’elle passe donc cette vie, tant qu’elle voudra et même le plus vite qu’elle pourra. » En lisant de telles paroles, d’un ton si différent de celles de M’ne de Sévigné, comment ne pas regretter une correspondance qui nous eût fait connaître à vif une personne si originale et qui écrivait d’une manière si mâle et si hardie ! Citons encore une autre parole de Mme de Grignan qui mérite d’être retenue. Elle disait que l’amitié se montre surtout dans les petites choses ; dans les grandes, l’amour-propre a trop de part ; et a l’intérêt de la tendresse est noyé dans celui de l’orgueil. » Nous avons bien ici le texte même de Mme de Grignan ; car Mme de Sévigné ajoute : « Voilà une pensée ! »

La séparation de Mme de Sévigné et de sa fille ne fut pas cette fois de longue durée. Partie de Paris au mois de juin 1677, elle y retourne en octobre et y passe deux ans entiers. Ce long séjour fut malheureusement comme le précédent, semé de nuages et d’orages ; et aussi, comme par le passé, une fois séparée de sa mère, Mme de Grignan se

  1. Voyez Victor Cousin, Fragment de philosophie moderne. Le Cardinal de Retz cartésien.