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échappant toujours au peintre le plus habile, il demeurera toujours, dans tous les portraits que l’on en retracera, je ne sais quoi d’indécis, de flottant, et de nébuleux.

Que si maintenant tous ces traits sont conformes à la vérité, on demandera d’où vient la séduction que Fénelon a exercée non-seulement sur ceux qui l’ont connu, mais qu’à distance il exerce encore, et qui fait que quiconque l’étudie ne peut pas plus se séparer de lui que l’on ne pouvait sans effort, selon le mot de Saint-Simon, quand on le rencontrait, cesser de le regarder ? C’est d’abord que ces natures complexes, en qui les contrastes abondent, sont les plus curieux exemplaires d’elle-même que l’humanité puisse trouver à contempler. Et puis, c’est que deux traits dominent en Fénelon cet étonnant mélange de quelques-uns des pires défauts du caractère avec les plus rares qualités de l’esprit : la dignité fière du gentilhomme et la piété du chrétien. Je ne parle pas de son génie : le génie n’a jamais empêché personne de descendre jusqu’au bas de la pente où ses défauts l’inclinaient, et nous l’avons vu trop souvent associé, dans de fameux exemples, à toute la sécheresse du cœur comme à tout le libertinage de l’esprit. Mais, aristocrate à la fois de naissance et d’instinct, Fénelon sut recouvrir et nuancer son insincérité d’une apparence de franchise et de loyauté, de même que, chrétien à la fois de profession et de cœur, il sut tempérer son orgueil et sa hauteur d’estime de soi d’un peu d’humilité et de beaucoup de charité. Ce n’est rien, à ce qu’il vous semble ; allez au fond, vous verrez que c’est tout. Les ravages de l’orgueil du sens propre, si vous voulez savoir ce qu’ils font, même d’un très grand homme, quand un peu de religion n’est plus là pour les contenir, considérez Jean-Jacques, avec qui Fénelon ne laisse pas d’avoir un ou deux traits de ressemblance. Et si vous voulez savoir où l’obligation de dissimuler et le goût des voies obliques peuvent entraîner le génie même, quand il manque de ce respect de soi que nous inculque seule la supériorité de l’éducation, considérez Voltaire, qui ne ressemble guère à Fénelon sans doute, mais qui pourrait tout de même avoir un ou deux traits aussi de commun avec lui. Quels que fussent les défauts du caractère de Fénelon, la dignité du gentilhomme les empêcha toujours d’entamer en lui la vraie noblesse ; et quelles que fussent les erreurs de son esprit, la piété du chrétien les empêcha toujours de dégénérer en révolte ouverte. Le grand seigneur, ainsi, et l’archevêque, en lui, surnagèrent, comme dit Saint-Simon : je serais tenté de dire qu’ils le sauvèrent de lui-même, si sa noblesse et sa piété ne lui avaient pas été plus intimes, en quelque sorte, que pas une autre de ses qualités.

Nous nous retrouvons ici pleinement d’accord avec M. Emmanuel de Broglie. Si l’on veut connaître ce qu’il y eut de meilleur et de