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peu en rapport avec le reste de son corps de monstre. Que voulez-vous !


La faccia sua era faccia d’uom giusto,
Tanto benigna avea di fuor la pelle ;
E d’un serpente tutto l’altro fusto.
Due branche avea pilose infin’ l’ascelle :
Lo dosso e ’l petto ed ambedue le coste
Dipinte avea di nodi e di rotelle.


Tous ces détails sont scrupuleusement reproduits par le peintre.

Bref, il faut que le lecteur, comme Stürler lui-même, fasse un certain effort pour entrer dans « ce monde très particulier d’idées et de formes ; » mais cet effort est amplement récompensé par tout ce qu’on trouve, dans ces compositions, de foncièrement neuf, de pathétique, « d’intimement ressenti, » selon le mot d’Ingres. La gradation de la trilogie est admirablement observée par le peintre.

Dans l’Enfer, la représentation des formes bizarres imaginées par Dante, l’expression de l’épouvante, de la souffrance est poussée à ses dernières limites. Stürler a fort bien rendu, dans toute cette partie, le caractère profondément humain et compatissant du poète. Comme Ulysse, en effet, dans l’Ajax de Sophocle, Dante se montre meilleur que son Dieu. Ces supplices épouvantables, d’un caractère tout matériel, tout corporel, dont l’accumulation n’est pas sans apporter une certaine fatigue, se prêtent à la traduction pittoresque dans la mesure que nous avons tenté d’indiquer en commençant.

Dans le Purgatoire et surtout dans le Paradis, Stürler ne pouvait avoir la prétention de figurer par le crayon les discussions subtiles sur le libre arbitre ou la lumière incréée. Il lui a fallu se borner à nous montrer l’attitude recueillie de Dante, de ses guides[1], de ses interlocuteurs célestes, à nous faire voir ces régions mystiques s’éclairant d’une lumière de plus en plus pure et plus vive. A mon sens, il s’est admirablement acquitté de cette tâche difficile, et ces études le placent au premier rang de nos peintres religieux. Je signalerai particulièrement, à ce point de vue, la composition qui représente Virgile et Dante revoyant les étoiles en sortant de l’enfer, celle où le grand Florentin s’incline devant Caton d’Utique, qui défend les approches du Purgatoire, celles où Cunizza et Cacciaguida (chants IX et XVI du Paradis) entrent en scène ; enfin, au chant XXXI, saint Bernard remplaçant Béatrix.

  1. On sait que Virgile ne peut dépasser les limites du Purgatoire, c’est d’abord Béatrix, puis saint Bernard qui lui succèdent.