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leurs soldats, plus elles inclinent à exagérer la valeur des combinaisons tactiques. Quant à moi, je n’essaierai pas de m’en défendre, j’ai peu de confiance dans l’efficacité des figures géométriques qu’on qualifie à tort d’ordres de bataille. Il y a bien longtemps déjà que j’ai défini la tactique navale : « l’art de naviguer sans se séparer et sans s’aborder. » Tout le reste, à mon sens, est pure chinoiserie. Le jour du combat, quelle que soit la disposition préalable dans laquelle l’action imminente trouvera les vaisseaux rangés, je ne vois rien de mieux à prescrire, à rappeler à tous une dernière fois que cette règle si simple et si profonde de l’amiral Émériau : « Tout vaisseau qui n’est pas au feu n’est pas à son poste. » C’est avec cette tactique que les Tromp, les Ruyter, les Nelson, les Cochrane, les Jean Bart, les Duguay-Trouin, les Suffren, ont remporté leurs victoires. Je l’affirme aujourd’hui ; si Dieu me prête vie, j’espère, par d’irréfutables exemples, le prouver demain. Les signaux ne sont guère de mise dans ces momens si courts où deux escadres se précipitent à l’encontre l’une de l’autre, et, sans signaux, pas d’évolutions ! Soyons donc de notre temps. La plus grande faute à commettre en stratégie comme en politique, c’est un anachronisme : Hands off ! disait M. Gladstone : « Bas les lisières ! » dirai-je à mon tour.

Cette souplesse, cette spontanéité que je recommande depuis quinze ans à nos formidables escadres composées de quelques unités monstrueuses, je n’en ai plus que faire dès qu’il s’agit de réunions de mille et de deux mille bateaux. Ici je redeviens sérieusement tacticien, et la géométrie n’a pas de plus fervent adepte que le transfuge qui reniait tout à l’heure, avec une entière liberté d’esprit, le vieux drapeau usé des d’Orvilliers et des Rodney. Dans ces armées de myrmidons, que nous sommes destinés à voir un jour ou l’autre grouiller sur l’eau comme autant de fourmilières, l’ordre reprend ses droits ; la confusion volontaire serait un crime. Si je me prépare à mettre à terre une troupe quelconque, j’entends la débarquer, à l’exemple du grand Constantin et en m’inspirant des préceptes du manuscrit de Milan, toute formée en bataille, longtemps avant qu’elle ait touché la plage. La phalange navale sera l’image de la phalange décrite par Arrien et par Xénophon. Je ne souffrirai pas que, durant la traversée, les bataillons ou les escadrons embarqués se croisent et se mêlent. Dans cette grande masse d’hommes, de chevaux et de matériel, chacun gardera son rang, et les compagnies d’un même régiment, les pièces d’une même batterie n’auront pas à courir l’une après l’autre comme elles le firent sur le plateau de l’Alma, quand elles eurent gravi la falaise escarpée du cap Loukoul. L’amiral Bouët-Willaumez, et, après lui, l’amiral Desfossés et l’amiral Chopart,