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Becker était de sa personne un petit homme maigre, légèrement voûté, aux traits fins, à l’air humoristique, eine fröhliche rheinische Natur, une joyeuse nature des bords du Rhin, attiré vers le pessimisme par ce goût des contrastes qui sollicite notre enthousiasme pour les idées les plus opposées à notre propre caractère. En guise de profession de foi pessimiste, le jovial Rhénan envoie à Schopenhauer ces vers désolés d’Henri Heine :


Mes yeux ont pénétré la structure du monde, et j’ai trop regardé, et beaucoup trop profondément, et d’éternels tourmens ont envahi mon cœur. Je regarde à travers les dures écorces de pierre des maisons des hommes et des cœurs des hommes, et je n’y vois que mensonge, et tromperie, et misère ; sur les visages, je lis les pensées, beaucoup de mauvaises pensées. Dans la rougeur pudique de la vierge je vois frissonner l’ardeur d’un secret désir. Sur la tête superbe du jeune homme enthousiaste je vois plantée la coiffure à grelots. Je n’aperçois sur cette terre que 0gures grimaçantes, qu’ombres malades, et je ne saurais décider si elle est une maison de fous, ou bien un hôpital.


Pour peu que l’on ait ouvert les ouvrages de Schopenhauer, on sait que, dans sa morale, à la violente volonté de vivre, à la guerre entre les individus, à la passion, à l’avarice, à la colère, à l’envie, à la soif des voluptés toujours plus ardente, au vice, à la méchanceté, enfin au suicide, expression dernière du déchirement de la volonté de vivre avec elle-même, il oppose la résignation, le renoncement, le triomphe sur le monde, l’ascétisme, le véritable abandon de soi, la mort du désir et de la volonté, fruit de la connaissance du monde et dernier terme de la sagesse. Mais on pourrait lui reprocher de n’avoir pas donné l’exemple de cette mort de la volonté dans l’ascétisme. Becker s’efforce de le défendre contre cette accusation : « N’avez-vous pas dit, maître, qu’il n’est point nécessaire que le saint soit un philosophe, non plus qu’il n’est nécessaire que le philosophe soit un saint ? N’avez-vous pas dit que l’ascétisme est un effet de la grâce ? Vous concluez du sacrifice et de l’immense effort qu’il coûte, au prix de ce combat ; mais, pour ceux qui sont encore plongés dans le désir et dans le vouloir, l’ascétisme, c’est le néant. Vous le considérez même comme superflu. Car, la justice et l’amour des hommes, pour ceux qui les exercent sans cesse, remplacent le cilice et le jeûne perpétuel. Enfin, votre philosophie se borne à exposer ce qui est, sans vaine ambition de prescrire ce qui doit être. » Schopenhauer n’en reste pas moins dans une infériorité marquée vis-à-vis d’un Kant ou d’un Spinoza. Kant est l’homme de l’impératif catégorique ; Spinoza, maître de ses passions, modéré dans la joie comme dans la tristesse, d’un entretien facile et