Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 64.djvu/932

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Plombés ? que le crépuscule inonde de chaudes lueurs, est assis, un vieillard dont le front baigne dans la lumière. Tout est paix et silence, profonde quiétude. Vieux Faust apaisé, le philosophe médite devant le livre ouvert sous ses yeux : « Au commencement était le Verbe… Non, au commencement était la force,. ; au commencement était l’action. »

Cette paix céleste qui respire dans l’œuvre du maître hollandais, et qui donne la sensation d’une page de l’Éthique, Schopenhauer la goûtait dès sa jeunesse. En 1813, tandis que les armées d’Europe se canonnaient et s’entr’égorgeaient, retiré dans la petite ville de Rudolstadt, au fond d’une vallée tranquille, il composait, au second étage de l’auberge du Chevalier, son traité de la Quadruple Racine de la raison suffisante, et gravait, dans l’embrasure de la fenêtre, cette inscription que des disciples enthousiastes ont depuis soigneusement recueillie :


Arth. Schopenhauer majorem anni 1813 partem in hoc conclave degit.
Laudatur domus longos quæ prospicit agros.


Tel encore on nous le montre dans sa chambre d’étude à Francfort, comme le Saint Jérôme d’Albert Durer dans sa cellule solitaire. Il écrit et médite entre le buste de Kant et la statue dorée de Bouddha ; son chien Atma dort à ses pieds, étendu sur une peau d’ours blanc.

Il atteignit de bonne heure le but de sa vie, ayant terminé à vingt-neuf ans son grand ouvrage, le Monde comme volonté et comme représentation, composé à Dresde de 1814 à 1818, et qui parut en 1819. C’est une exception remarquable à cette règle d’après laquelle une grande œuvre est le fruit mûr de la seconde moitié de la vie. On n’oserait affirmer que Schopenhauer ait résolu l’énigme du monde, que sa métaphysique échappe à la condition inhérente à toute métaphysique, qui est de ne produire que des déplacemens d’ombre. Mais il se distingue par d’admirables qualités de style. Rien qui rappelle moins le style de Kant, hérissé de propositions incidentes, et presque illisible sans le secours d’un écran qu’il faut promener sur toutes les parenthèses, ou le style de Spinoza, mort comme la langue dont il s’est servi. L’ensemble de son œuvre est aussi vaste et imposant que le détail en est délicatement ouvragé. C’est un sombre miroir du monde dont le cadre étincelle de pierreries. Or il y a une douceur plus grande encore que celle de connaître la vérité triste et amère, c’est de l’exprimer en un si beau langage. Comme il n’y aurait rien de plus accablant que la découverte de notre médiocrité, « si, déchirant les voiles de l’illusion et de l’amour-propre, elle venait à nous apparaître