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à la réalité, toujours inquiète, toujours décevante, sans cesse tourmentée par les vœux stériles, par les désirs inassouvis. La fuir, ne fût-ce que pour quelques heures, est une condition essentielle de paix et d’affranchissement. Et dans des pages désormais classiques, Schopenhauer indique le vrai refuge, l’art, la contemplation du Beau, « La vie, dit-il, n’est jamais belle, il n’y a que les images de la vie qui soient belles. » Même les réalités les plus tristes revêtent dans ce miroir enchanteur une douceur singulière. Il passa des heures saintes dans la galerie de Dresde et les musées d’Italie. Mais pour lui, l’art divin, c’est la musique, « fleur céleste qu’un ange compatissant a plantée sur ce sol de misère et de lamentation. » Lorsqu’il entendait une symphonie de Beethoven, il tenait les yeux fermés depuis la première mesure jusqu’au dernier accord. Il y écoutait frémir a toutes les passions, toutes les émotions humaines : joie, tristesse, haine, amour, effroi, espérance, avec des nuances infinies, comme dans un monde d’esprits aériens. » Puis il quittait aussitôt la salle pour demeurer le plus longtemps possible sous l’influence de ces purifiantes harmonies.

A défaut de conversation avec des esprits journaliers, qui peuplent l’univers de leurs pensées mesquines, il vivait en commerce intime avec les grands esprits de tous les temps. Il estimait que, si l’on n’a pas lu les auteurs déjà anciens, on n’a aucune raison de leur préférer les nouveaux, et qu’il y a, hélas § aussi peu de bons livres que de grands esprits. On voyait dans sa bibliothèque, à côté des œuvres scientifiques les plus récentes, les livres sacrés de l’Inde, les mystiques du moyen âge et les poètes. Dans chaque littérature, il avait ses auteurs favoris. Pour la France, c’était Rabelais, Voltaire, Helvétius. « Lisez Helvétius, écrivait-il à son disciple Frauenstædt, le bon Dieu vous pardonnera, car il lit lui-même Helvétius. » Chaque soir, il faisait ses dévotions dans l’Oupneckhat. « Un jour, dit Frauenstædt, il me montra le livre de Johannes Secundus sur les Baisers, et disserta sur les différentes sortes de baisers. »

Il poursuivait avec passion l’étude de l’existence et de la pensée humaines jusque dans leurs sources les plus cachées : « Ma vie, écrivait-il de Dresde en 1816, est un breuvage à la fois doux et amer… C’est une acquisition continuelle de connaissance. Le résultat de cette connaissance est triste et écrasant ; mais, pénétrer la vérité, cela me remplit de joie et mêle toujours cette douceur à cette amertume, étrangement. »

Si l’on veut comprendre ce sentiment de douceur que donne la connaissance de la vérité, que l’on s’arrête tout au fond de la galerie du Louvre devant un petit tableau de Rembrandt, le Philosophe en méditation. Cette toile est large comme la main et vous parle de l’Infini. Dans une salle voûtée, près d’une fenêtre aux vitraux