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Que le ton naturel de votre langage soit celui d’une ironie calme et soutenue.

Fuyez toute intimité, si vous ne voulez vous livrer à quelque traître. Restez toujours « boutonné, » tenez les gens à distance.

Payez votre dette envers le monde en coups de chapeau.


C’est aux maîtres de la politesse moderne, fort éloignée de l’antique urbanité, c’est aux pères jésuites que Schopenhauer était allé demander un complément de science sur l’art de se conduire prudemment dans le monde. Il a traduit avec un soin extrême l’œuvre du père Balthazar Gracian : Oraculo, manual y arte de prudenciaG Aucun conseil n’est à dédaigner lorsqu’il s’agit d’apprendre à vivre avec les hommes, ces bêtes hargneuses, qu’il faut toujours caresser et flatter duvsourire et du geste.

La misanthropie de Schopenhauer ne vient pas, comme celle d’un Alceste, de lavsensibilité déçue, de l’idéal cruellement blessé. Elle ne s’explique point par cette pensée : « Quiconque n’est point misanthrope à trente ans n’a jamais aimé les hommes. » A l’espèce humaine Schopenhauer préfère décidément l’espèce canine. C’est, il est vrai, sur la pitié que repose sa morale pessimiste : les souffrances qu’il rencontre, il les soulage, il léguera toute sa fortune à une institution de charité, mais il ne perd jamais de vue la méchanceté des hommes, foncière et incurable. S’il se plaît à constater entre les intelligences des distances sidérales, il lui semble que presque tous les hommes se rapprochent par les vices du cœur.

Santé, repos d’esprit, ces biens suprêmes, il s’attachait de toutes ses forces à les préserver de toute atteinte ; plus on a de désirs et de besoins, plus on court au-devant des embarras et des déceptions de tout genre ; aussi avait-il disposé sa vie de la façon la plus régulière, rarement il en rompait la monotonie. Ses habitudes étaient en quelque sorte mécaniques. Chaque jour, par le beau temps, ou sous l’averse, on voyait dans les rues de Francfort un passant de taille moyenne, les yeux bleu clair, extraordinairement espacés, les favoris d’un ton roux, la bouche sardonique, vêtu avec le soin d’un acteur qui entre en scène, mais d’une élégance légèrement surannée, une épingle d’émeraude piquée dans sa chemise. Il courait plutôt qu’il ne marchait, comme s’il avait hâte de sortir de la ville, puis il s’engageait dans quelque sentier, au milieu de la campagne déserte ; son chien bondissait au loin. Tout à coup il s’arrêtait, frappait violemment le sol avec sa canne, grommelait entre ses dents des mots inarticulés, rappelait son compagnon d’un coup de sifflet strident, et rentrait du même pas leste et rapide.

Nul bonheur, nulle sérénité possibles, tant que l’homme s’attache