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baissés ramenaient aussitôt sa pensée vers tant de créatures nécessaires en Occident pour sauvegarder la dignité du mariage et la pureté du foyer. Et chaque matin le journal lui apportait l’histoire de la veille, pas un jour ne s’écoulait, pas une heure, pas une seconde, où il n’y eût, en quelque coin de la terre habitée, des souffrances et des injustices sans nom, des vols, des ruines, des incendies, des pillages, des noyades, des pendaisons, des guerres et des pestes exerçant leurs ravages. Et l’histoire de chaque siècle, ne diffère en rien de l’histoire de chaque jour. Les vents chassent les nuages et leur donnent mille formes bizarres et capricieuses, mais ce sont toujours les mêmes nuages et toujours les mêmes vents ; et de même l’histoire est toujours la même : tout n’y est, sous mille formes, que confusion, absurdité, méchanceté, cynisme, hypocrisie. Est-il sûr seulement qu’une religion dont la morale est aussi pure que cette du christianisme ait causé parmi les hommes une amélioration morale bien décisive ? Que d’atrocités commises en son nom ! Il se demandait si l’antiquité avait rien produit qui surpassât en horreur les croisades, les guerres de religion, les auto-da-fé, les massacres du duc d’Albe, les bûchers de Genève et de Rome, l’extermination des peuples d’Amérique. Et le monde des vivans lui apparaissait comme un hideux chaos qui n’a pas été débrouillé et ne le sera jamais…

Telles étaient les ténébreuses pensées qui hantaient le jeune philosophe élégant et cultivé, qui le suivaient jusqu’au milieu des fêtes mondaines, jusque dans le joyeux tourbillon d’un bal. Tandis que les couples valsaient, il priait la personne qu’il avait invitée de s’asseoir auprès de lui, il raisonnait avec elle des effets et des causes et l’obligeait à convenir que tout est pour le plus mal dans le plus mauvais des mondes possibles.

Cette préparation de Schopenhauer au pessimisme est un pâle pastiche de la vocation du Bouddha dans sa poétique légende. Çakya-Mouni, fils de roi, élevé dans l’enceinte d’un palais, n’a jamais connu de la vie que des images pompeuses et riantes. A ses premières sorties, il rencontre successivement un vieillard décrépit, un malade accablé de maux, et un mort. Il se fait expliquer ces aspects désolans de l’existence, réfléchit sur l’universelle illusion des hommes, et va vivre en anachorète dans une forêt, pour fonder la religion du renoncement à tout. Schopenhauer ne s’est point retiré dans la forêt et n’a point donné l’exemple du renoncement à tout. Mais c’est sur ce fond de pessimisme convaincu que sa philosophie sa déroulera. Ce qui la distingue tout d’abord, c’est l’antipathie profonde pour le monothéisme hébraïque et islamique. Loin d’assigner à l’intelligence la première place, il la considère comme purement physique, intimement liée au cerveau, subordonnée à la volonté