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blanchis par les neiges, songe à la faiblesse de l’être perdu dans cette immensité, à l’étendue de ses désirs et aux bornes de sa destinée ; pris d’angoisse et de vertige, il s’écrie : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ! » Il aperçoit la vie qui s’écoule comme un torrent, entre des tombeaux et des ruines, sous un ciel d’orage. Tel autre, devant le même spectacle, ne songe qu’à fumer paisiblement sa pipe, en rêvant à ses affaires ou à ses plaisirs. Par une matinée de mai, un passant cueille une fleur et en orne sa boutonnière ; mais le poète gémit : « Quand j’aperçois le plus jeune bouton de rose, je le vois en esprit s’épanouir dans une pourpre douloureuse, puis pâlir et se dessécher sous les vents, partout j’aperçois un hiver déguisé. » Même diversité de goûts et d’humeur à l’égard de nos semblables : ceux-ci s’étudient avec le même zèle à chercher des occasions de les haïr que ceux-là des raisons de les aimer : les premiers se donnent la tâche facile de découvrir, même chez les meilleurs, des faiblesses et des ridicules ; les seconds, optimistes bienveillans, s’appliqueront à signaler, jusque chez les créatures les plus dégradées, quelques traits qui les relèvent. Des sentimens si opposés se rencontrent en chacun de nous, soit que, jeunes et riches d’espérance, nous voyions l’avenir teint de rose, soit que, courbés sous le poids des chagrins, ou pliant sous le faix des années, nous jetions autour de nous des regards assombris par la pensée de la mort voisine. Selon l’âge et selon l’heure, selon l’état de notre bile et la circulation de notre sang, selon que le ciel se voile ou s’éclaire, selon la vertu d’un breuvage, selon la gaîté d’un repas, selon que le monde nous caresse ou nous offense, selon qu’une saine activité nous entraîne vers le monde extérieur, ou que nous nous laissons aller à un triste retour sur nous-mêmes, l’univers nous apparaît tantôt sous de noires couleurs, tantôt dans des teintes suaves, et pourtant cet univers reste le même : c’est nous qui changeons.

Les habitudes de l’intelligence, le penchant de l’esprit, nous inclinent aussi vers l’un ou l’autre pôle de l’optimisme ou du pessimisme. Les esprits abstraits, systématiques, à idées générales, frappés de la marche de l’humanité prise en son ensemble, des résultats accumulés de la science et de ses applications, font de l’homme un dieu et de la théorie du progrès une religion : à ceux, au contraire, qui ne sauraient perdre de vue la réalité journalière qu’ils ont sous les yeux, qui considèrent, non plus l’ensemble, mais le détail, non plus l’homme, mais les hommes, chaque homme en particulier, qui voient ce pauvre dieu incapable de se maintenir seulement dans une humeur satisfaite, et, à travers la variété des circonstances et des temps, en proie aux mêmes misères, tourmenté des mêmes passions, à ceux-là, aussi bien que la jeunesse et