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préparation, une lecture infiniment exacte et attentive de son œuvre entière, assidûment répétée deux fois. Aussi prévoyait-il que « plus d’un de ses lecteurs offrirait son livre relié en chagrin à une amie savante, qui le mettrait sur sa toilette, » ou que, pis encore, ce prétendu lecteur « s’appliquerait à le critiquer, » Mais ce qui est devenu populaire dans l’œuvre de Schopenhauer, ce sont les pages du moraliste, le profond chapitre de la métaphysique de l’amour, ses boutades acrimonieuses contre les femmes et la doctrine pessimiste répandue à travers tous ces écrits : comme autrefois pour Byron et le byronisme, la mode s’en est mêlée, et l’on voit un certain dilettantisme de la douleur du monde, un certain dégoût métaphysique de la vie, un platonique renoncement aux illusions de l’amour se peindre sur des visages éclatans de jeunesse et de fraîcheur. Le nom de Schopenhauer est dans toutes les bouches ; on le commente dans les chaires de philosophie, on le cite dans les salons. La littérature qui traite de son œuvre et de sa personne s’augmente chaque année, presque chaque mois. Sa correspondance avec Auguste Becker, récemment publiée, a été lue avec intérêt en Allemagne. Ce petit livre nous offre l’occasion de revenir sur une figure familière, l’une des plus originales dans l’histoire de la philosophie. Nous voudrions, à propos de ce pessimisme aujourd’hui si répandu, en marquer chez son fondateur la sincérité, les conséquences pratiques qu’il en à tirées, ainsi que les contrastes que présentent sur ce point sa doctrine et sa destinée.


I

La querelle toujours pendante entre l’optimisme et le pessimisme, qui nous a valu tant de belles pages[1] et de si beaux vers, cette querelle est une de celles qu’on ne peut vider que sur le pré les armes à la main, car la question est, à proprement parler, insoluble et ne s’éteindra qu’avec la race humaine, litre optimiste ou pessimiste, comme l’établit M. Maudsley dans sa Pathologie de l’esprit, c’est, avant tout, affaire de tempérament ; or on ne saurait persuader à un tempérament qu’il a tort. Les mêmes aspects de la nature éveillent en nous des images gaies ou tristes, selon notre changeante humeur, qui résulte elle-même de notre constitution intime. Tel homme, par une nuit fourmillante d’étoiles, devant une vaste étendue de mer, ou une montagne aux pics inaccessibles,

  1. Il est superflu de rappeler aux lecteurs de la Revue l’étude que M. Caro a consacrée au pessimisme, le Pessimsme au XIXe siècle, Leopardi, Schopenhauer, Hartmann ; Hachette, 1879.