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que l’exception, tandis que la flore arctique aurait tout occupé, même les plus humbles collines.

A notre sens, il est impossible d’aller jusque-là et un pareil bouleversement ne s’est jamais produit. La géographie botanique de l’Europe témoigne contre une pareille supposition. Les arbres et les plantes des vallées, des plaines et des pâtés montagneux ne sont pas distribués sur notre continent comme si, chassés en masse par un phénomène violent, ils eussent plus tard reparu pour reprendre possession du sol à la faveur d’un relèvement de la température. Ils offrent, au contraire, des anomalies apparentes : ils sont parfois morcelés en colonies éparses, ils montrent les épaves d’espèces autrefois dominantes, comme s’il eût suffi de certains accidens de sol ou d’exposition pour les sauvegarder partiellement. Le hêtre, par exemple, qui actuellement ne dépasse guère la Scanie, en Suède, et ne se montre en Norvège que sur l’extrême lisière méridionale, serait-il jamais revenu jusque-là, en compagnie du tilleul, du chêne sessile, de l’érable champêtre, du lierre et du houx s’il eût été chassé, à un moment donné, de toute l’Europe centrale, lui et ses associés ? Le caroubier, le myrte, le lentisque, le laurier-tin, le pin d’Alep, si sensibles au froid des grands hivers du midi de la France, auraient-ils réussi à s’y maintenir dans les conditions rigoureuses que l’on imagine, et, une fois éliminés, d’où seraient-ils venus repeupler les stations désertes ? Comment, d’ailleurs, concevrait-on celles de ces stations, actuellement isolées et disjointes, qui représentent des sentinelles perdues situées en avant des limites régulières de chaque espèce ? Un chassé-croisé aussi formidable est-il raisonnablement admissible, alors que tout tend à faire voir que, dans l’ordre de choses tertiaire, les linéamens principaux de l’ordre actuel se trouvent déjà reconnaissables et que la distribution géographique des végétaux actuels a sa raison d’être inscrite au fond du passé ?

Mais est-il bien nécessaire de faire intervenir une révolution totale, suivie d’un retour aussi général que cette révolution ? Les plantes arctiques et alpines se ressemblent et doivent avoir la même origine, c’est incontestable. Seulement, à y regarder de près, le passé des régions polaires donne de lui-même la clé de cette origine. Tout le secret de ce passé, nous allons le voir, réside dans l’élévation ancienne de la température, élévation longtemps assez prononcée pour exclure la congélation de l’eau, ou tout au moins la présence de neiges permanentes sur les montagnes des environs du pôle. Plus tard, lorsque, par le progrès de l’abaissement du climat, les neiges polaires commencèrent à se montrer, elles durent longtemps continuer à être absentes des approches du