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attachée à nous. Les figures mangées, les galeux, les bonnes femmes sans nez, tout cela nous suit, nous tire par la manche, nous saute après. Cette première distribution de sapèques nous a perdus ; maintenant nous les jetons sans compter, à poignées. C’est une déroute ; entourés, palpés, embrassés, sentant promener sur nous des mains malpropres, voleuses ou obscènes, nous fuyons, nous serrant les uns aux autres, cachant nos mains à nous par peur des contacts, n’osant pas frapper par pitié, par dégoût ; n’osant pas regarder non plus ; nous fuyons, emportés par un tourbillon de cris et de monde.

Heureusement notre baleinière est là, nous sautons dedans. — « Pousse ! » — Et tout cela se recule avec un murmure qui s’éteint, le marché s’enfuit derrière les bambous de la rive. Nous voilà au calme sur l’eau courante qui nous entraîne. C’est fini…

Là-bas, les mêmes belles que ce matin sont encore sur la berge. Cette fois, elles essaient de nous faire voir des canards et des bananes pour mieux nous attirer, pour se donner des airs de marchandes ; ça ne réussit pas non plus. Alors, de dépit, l’une d’elles nous lance un gros œuf de poule qui s’aplatit dans le dos de 315, gabier de beaupré. — O madame, comme vous êtes mal élevée !

Nous arrivons au tournant du large, à la pagode qui garde l’entrée. L’endroit est silencieux, inondé de lumière. La vieille diablerie, immobile sur son sable, dans son enclos d’aloès, nous envoie au passage les mêmes grimaces, les mêmes rires féroces ; et puis la rade s’ouvre devant nous toute grande : une nappe d’eau d’un bleu pâle, resplendissante, un immense miroir à soleil où pas un souffle d’air ne passe. Il n’y a plus trace de ces nuages qui l’assombrissaient au lever du jour ; dans l’air brûlant, ils se sont émiettés, fondus. Les montagnes lointaines, qui s’avancent dans la mer pour former les caps, sont ; si pointues, si régulièrement tailladées, qu’elles ont vraiment un air chinois ; mais il semble qu’elles se soient abaissées, qu’elles se soient un peu fondues, elles aussi, sous cette clarté éclatante d’à présent, et que la rade se soit encore agrandie. — Et notre bâtiment est bien loin, hélas ! sa silhouette grise est là-bas presque à l’horizon, surélevée par le mirage. Deux heures de route à l’aviron, sur cette mer chaude, avec ce terrible soleil qui monte toujours, ce sera beaucoup pour les bras de mes pauvres gabiers, quoiqu’ils soient bien trempés et durs.

Mais comme elle s’est peuplée, cette rade, qui était vide quand nous l’avons traversée pour venir ! Nous nous étonnons d’y voir une telle multitude de sampans et de jonques de pêche, semés sur ce bleu comme des essaims de mouches. D’où tout cela a-t-il bien