Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 64.djvu/884

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Et nous voilà errant à la file dans les petits sentiers de sable bordés de haies très vertes ou de barrières en bambous. Ça et là, des toitures basses, éparpillées parmi des arbustes en fleurs, et de tout petits arékiers aux palmes irisées ressemblant à des bouquets de plumes d’autruche au bout de hampes de roseau. Une végétation maniérée et pas de grands arbres.

Autant de pagodes que de maisons. (Les matelots disent : des chapelles à messe noire). Vieilles pagodes lilliputiennes où cinq ou six personnes auraient peine à tenir avec tous les magots qui sont dedans. Pour les orner, il semble qu’on ait autrefois figé dessus des rêves d’enfer ; des hideurs et des épouvantes de toutes sortes sont peintes, gravées, sculptées sur les toits et les murailles : guirlandes de crabes et de scorpions ; enchevêtremens de vers annelés qui semblent mous comme des larves ; longues chenilles griffues roulant des yeux féroces et ayant des cornes ; petits monstres moitié chiens, moitié diables, riant tous du même rictus intraduisible. Les soleils dévorans, les brumes salées de la mer, les grands souffles destructeurs des typhons, ont eu beau effriter toutes ces choses, les craqueler, les disjoindre, elles ont conservé, sous la poudre grise des siècles, un air de vie intense ; elles se dressent, se cambrent, se hérissent, et regardent en louchant du côté de l’entrée, comme prêtes à sauter, dans un paroxysme de fureur, sur qui oserait venir.

Alentour, de vieux jardinets de sable, où des plantes étranges se pâment de chaleur et de lumière ; des enclos vides, que gardent d’autres indéfinissables bêtes grimaçant la mort. Et toujours de ces écrans de pierre posés debout au bord des chemins, festonnés bizarrement et couverts de diableries à faire frémir.

À l’intérieur de ces pagodes, c’est la vieillesse décrépite ; la poussière, le salpêtre rongeant les idoles et les inscriptions de nacre des murs. Dans le sanctuaire sombre brûle une petite lampe veilleuse, éclairant mal des régimens de monstres aux barbes mangées par les vers. On sent une odeur d’encens, de moisissure de caverne, et au fond, sur l’autel, dans la demi-obscurité, Bouddha, ventru, obscène, éclate de rire et de bien-être entre des hérons symboliques et des tortues.

Nous entrons dans les maisons qui se présentent pour regarder ce qui s’y passe.

Les habitans sont dehors, au marché probablement. Nous ne rencontrons guère que des vieillards ou des petits enfans, qui se cachent, laissant tout ouvert derrière eux ; ou seulement des chiens maigres, qui nous flairent et puis s’en vont la queue basse en hurlant la peur.