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diableries bleues. Pâtissiers, marchands de magots, marchands d’images. Hachis de viandes, offerts par petits pilots dans des feuilles vertes ; omelettes préparées aux larves de mouches ; chiens séchés, fumés, tapés, aplatis en manière de morue ; porcs en vie, empaquetés dans des rotins avec une poignée pour les prendre ; objets à l’usage des dieux, chandelles rouges et baguettes d’encens. Gens malpropres, misère et pouillerie.

En haut, le grand soleil brûle. Et des mendians, des mendiantes harcèlent le monde avec leurs mains tendues : truands galeux se grattant avec une dextérité de singe ; gens couverts de plaies malignes, la figure mangée ; vieilles femmes sans lèvres, sans paupières, ayant un trou en guise de nez et sentant la mort.

D’abord on s’écartait de nous avec une espèce de crainte ; à présent, on se rapproche pour nous regarder. Il y a, dans cette foule, de bizarres petites figures d’enfans, avec de beaux yeux vifs, tout nus et un chignon noué très haut. Des jeunes filles presque jolies, avec de longs cheveux rudes attachés à la grecque et des regards de chatte ; mais toujours des dents teintes en noir, des chiques de bétel et de chaux leur mettant aux lèvres une bave rouge. Des éphèbes, le torse nu, sveltes, bien cambrés, avec de belles chevelures de femme, — toujours laids ensuite, dans l’âge mûr, quand pousse leur barbe tardive : une douzaine de poils, longs, rudes, retombant en saule pleureur comme les babines d’un phoque.

Les grands chapeaux invraisemblables mettent dans l’ombre tous ces visages ; de chaque côté de ces coiffures, des glands descendent comme des cordons de sonnette, ornés de pendeloques en nacre qui représentent invariablement des chauves-souris. On tient un de ces glands dans chaque main, quand il vente, de peur que la chose ne s’envole.

Cependant notre baleinière se remplit peu à peu des plus grosses poules, des plus belles bananes.

Nous achetons comme les bonnes gens et même nous payons trop cher. Les gabiers se gorgent de fruits, après les longues privations du large ; regardent de près les filles, soulèvent les chapeaux pour les mieux voir. D’ailleurs, ils sont riches ; plusieurs rangs de sapèques (une monnaie percée qui s’enfile par le milieu) sont enroulés autour de leurs reins comme des chapelets. Alors, dans leur joie d’être à terre et de manger tant de bananes, ils donnent au hasard ce qu’on leur demande ; laissent les marchandes faire les comptes et leur prendre elles-mêmes à la ceinture ce qu’elles veulent, quand elles sont jeunes et un peu jolies.

Encore une demi-heure devant nous. Sans nous perdre de vue les uns les autres, nous allons visiter Tourane rapidement.