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bâillemens étudiés, des râteliers de longues dents saillantes » d’un noir d’ébène (une couleur qui est de mode en Annam pour la denture des personnes coquettes et s’obtient par l’application artificielle d’une couche de laque).

Les hétaïres de Tourane, évidemment ! .. Ces stigmates sur le visage, ces sourires d’appel, nous reconnaissons cela tout de suite ; car, dans tous les pays du monde, c’est la même chose.

M. Hoé, questionné aussitôt, répond, en baissant les yeux, qu’en effet c’est le quartier. Il les désigne gravement par un terme familier à Brantôme, mais qui, dans sa bouche, était inattendu et fait rire les gabiers. Et il insiste sur la chose encore, les yeux toujours mi-clos et pudiques : « Oui, monsieur, en vérité, ça en est ; — oui, monsieur, bien réellement elles en sont. »

Cependant 312, gabier de misaine, les tutoyant toutes en bloc dans un excès de familiarité, exprime ainsi son impression, — en sourdine, — entre ses dents à lui, qui sont très blanches :

— Tu fais ta gentille, les singesses, tu fais ta belle… Oh ! si Je serais un macaque, alors oui, peut-être, je ne dis pas… Mais comme ça, non, les singesses ! oh ! non, sûr que non.

Parmi ces arbustes si verts de la rive, les uns portent des touffes de fleurs blanches, d’un blanc d’ivoire, d’un aspect laiteux de tubéreuse ; d’autres sont couverts de bouquets rouges, couleur de flamme ardente, avec des pistils très longs s’élançant en gerbes. C’est comme des petits feux d’artifice chinois qui éclateraient ci et là dans la verdure.

Il y a de grands papillons, de grandes mouches extraordinaires qui se promènent sur ces fleurs ; — beaucoup de papillons tout noirs, volant de travers par soubresauts fantasques, comme incapables de diriger leurs ailes trop pesantes, qui semblent être en velours.

Et ce pays sent le musc, comme toute cette extrême Asie. — A mesure qu’on s’enfonce dans les terres, on la perçoit plus fort, cette lourde odeur musquée, avec toutes ces exhalaisons de plantes et de fumiers humains chauffés au soleil torride.

Nous passons maintenant devant les jonques à proue relevée. Elles ont chacune deux yeux peints, et leur avant imite la tête d’un poisson. Toute la population des pêcheurs est là, faisant à bord des cuisines puantes de riz et de coquillages, sur des petits fourneaux en terre. Des enfans nus, jaunes de la tête aux pieds, à longs cheveux, pullulent, grouillent partout dans ces barques, se perchant sur les avirons, sur les vergues, prenant des attitudes délurées, hostiles, pour nous voir passer ; il y en a de tout petits, d’à peine nés, qui se tiennent les poings sur les hanches, le ventre en avant, impayables dans leurs poses de défi.