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font des dômes sombres ; de lourdes masses d’obscurité sont amoncelées tout en haut sur nos têtes.

Au contraire, là-bas, au-dessus de cette bande de terres basses, où nous allons, il y a le vide lumineux et profond du ciel. Il y a aussi une chose disparate qui se dessine en silhouette, c’est la « Montagne-de-Marbre, » qui ne ressemble à aucune autre ; sa forme est à part et elle se dresse au loin, seule dans la plaine. Très intense de couleur, elle ija.it, au milieu de ces sables, un effet de chose anormale : ruine trop grande ou montagne trop baroque ? On ne sait lequel des deux. Elle est le point qu’on regarde, la note extraordinaire, la chinoiserie du paysage.

Au bout d’une heure de route, la terre s’est naturellement beaucoup rapprochée. Elle laisse voir des détails qui sont banals au premier abord : une série de dunes basses, régulières, avec des arbres comme les nôtres. On distingue maintenant l’endroit où s’ouvre la rivière, une passe entre deux pointes sablonneuses, avec une maisonnette à l’entrée.

Cela prend un air des côtes basses du golfe de Gascogne, de la Saintonge par exemple, et, à distance, on peut très bien se figurer arriver dans quelque petit port du pays de France. — De temps en temps, on aime se faire cette illusion-là quand on la trouve sur son passage.

Mais la maison de tout à l’heure, en se rapprochant encore, se fait étrange, grimaçante ; son toit à lignes courbes se hérisse de toute sorte de vilaines diableries, il a des cornes, des griffes et porte en son milieu la grande fleur de lotus des pagodes… Ah ! .. c’est Bouddha ! .. c’est l’extrême Asie ! .. Alors la notion de l’exil et de l’énorme distance nous revient tout à coup, à nous qui l’avions perdue.

Autour de la vieille pagode silencieuse, des aloès de couleur pâle dressent partout leurs piquans, comme des plantes méchantes. Il y a des brûle-parfums posés çà et là sur des petits bancs caducs, qui sont des autels bouddhistes. Un pan de mur carré est placé en avant tout au bord de l’eau, comme un écran pour masquer le chemin du sanctuaire ; il porte le bas-relief colorié d’une bête de rêve, contournée, griffue, nous montrant ses crocs dans un rictus féroce ; sur sa frise, une longue chauve-souris affreuse applique ses ailes de pierre et nous tire une langue peinte en rouge. Par terre, une tortue de faïence dresse la tête et nous regarde ; d’autres tout petits monstres apparaissent aussi, immobiles, dans des postures de guet, ramassés sur eux-mêmes comme qui va bondir. — Tout ce monde est vieux, mangé par le temps, par la poussière, mais très vivant d’attitude et d’expression malfaisante, ayant l’air de