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écouté ses doléances, avoir approfondi les mystères d’un grand dépôt d’alfa, avoir été persécutés par nombre de petits « Beni-Mansour » mendians et pouilleux, nous avions eu tout le temps, en faisant les cent pas sur une route sèche et poussiéreuse, d’admirer le panorama des cimes puissantes qui se dressaient devant nous. Autour de nous, pas un village, mais un nombre infini de petites maisons éparses sur les pentes abruptes des coteaux des « Beni-Mansour. » De temps en temps partaient de ces hauteurs un cri aigu, un appel strident ; les hommes se hélant, les femmes se réunissant pour descendre en procession chercher de l’eau à la rivière, puis remontant, courbées comme de pauvres bêtes de somme, sous le poids de l’outre qui dégouttait sur leurs longs haillons. Tout le jour, un soleil de feu et une bise glacée.

Aujourd’hui nous sommes en pleine Grande Kabylie, à l’intérieur de ce groupe de montagnes que nous connaissions par le revers. Le chemin de fer nous a amenés d’Alger à Ménerville, où notre voiture nous attendait et, après quelques heures d’un pays assez monotone, nous venons dîner et coucher à Tizi-Ouzou. A mi-chemin pourtant, nous avons une heure de relais à Haussonviller, le village plein d’avenir qui est déjà un honneur pour son fondateur et où les grands nœuds alsaciens des femmes, les enfans blonds et nombreux, l’auberge proprette à l’hôtesse accorte, font un effet étrange et inattendu.

Tizi-Ouzou ressemble à tous ces gros bourgs que nous traversons en Algérie. Une large rue, qui est la grand’route, plantée d’eucalyptus, bordée de cafés, de guinguettes, d’auberges, un aspect de ville française du midi, avec nombre de buveurs attablés, quelques rares Arabes ou nègres se traînant déguenillés ou dormant sous les arbres, et comme principaux monumens : une église, une gendarmerie, un tribunal et une mairie construites sur le modèle unique et traditionnel. Sa situation pourtant la rend pittoresque. Bâtie sur un sol un peu élevé et dominant le pays, elle est surmontée par le vieux bordj, l’ancienne forteresse turque, de tous temps un point stratégique important. Elle commande la grande vallée du Sebaou, qui coupe dans sa longueur la Kabylie, en reçoit toutes les eaux, les torrens de la montagne; aujourd’hui, c’est un lit de fleuve sablonneux, presque à sec, mais qui, après quelques heures de pluie, devient une rivière formidable. En ce moment, de longues files d’Arabes la traversent, relevant à peine les franges de leurs burnous, tout en tirant par la queue leurs ânes récalcitrans.