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cadi il sait que je suis une bonne femme et l’autre une méchante, et il m’a donné seulement trois francs d’amende, — ajoute-t-elle encore pantelante de sa fureur rétrospective, — parce que le sang il avait jailli !

Kéra bonne! mais je m’aperçois que le terme de méchante s’applique évidemment à une position sociale équivoque, — et Kéra est la femme légitime d’un honnête cocher. Là, évidemment, réside sa bonté : car, en ce moment, ses yeux flamboient, ses narines frémissent, et elle me rappelle une petite furie antique.

Pendant ce temps, Zuleyka, qui n’a guère dû bouger depuis ce matin et que je retrouve comme une idole effondrée sur son piédestal, bâille, s’étire et écoute avec indifférence :

— Allons, Zuleyka, dérange-toi et va me chercher un verre d’eau.

Elle se lève comme une chatte angora blanche toute roulée dans ses paresses et ses langueurs : « J’ai sommeil! » me dit-elle en m’apportant la petite écuelle d’étain où elle a été me verser de l’eau ; et elle retourne s’affaisser sur le puits.

— Assez de repos, Aïshouna ! laissons Kéra se calmer, sa sœur se rendormir et cherchons la tante.

Cette fois, ce n’est pas loin d’ici. Nous descendons une rue très à pic, remontons un passage obscur, quelques marches glissantes, encore deux ou trois tournans, et nous voici dans une jolie maison arabe, propre, nette, à l’atmosphère si respectable que je suis un peu honteuse d’être introduite ici par mon pauvre guide si débraillé. Une petite servante nous précède, et je suis reçue dans une salle au premier étage, le plus courtoisement du monde, par une vieille dame qui a tout à fait bon air. Elle parle un peu français : — Je sais, madame, qui tu es! me dit-elle, à mon grand étonnement : Kéra, la négresse, m’a parlé de toi. Je serai charmée de te montrer ce que je sais. Kéra était une esclave née dans ma famille. Elle aurait dû t’amener ici tout de suite ; je le lui avais dit. — Et l’aimable femme me fait asseoir sur un divan, où elle était accroupie, ses babouches, son brasero de cuivre, ses lunettes et son chat à côté d’elle.

Au fond de la salle, de jeunes servantes assises à terre, comme plongées dans leurs vastes pantalons de cotonnade rose, travaillent à l’aiguille. Seules, deux petites fenêtres grillées, grandes comme une feuille de papier à lettres, ouvrent sur la rue. Le jour et l’air viennent par la porte ouverte sur la galerie de la cour intérieure.

Mme O.-Bey, le plus obligeamment du monde, se met à m’enseigner les mystères compliqués de l’entre-deux arabe ! Mais les kerzias?