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furieusement et sauvée par l’énergie du directeur, est tout juste terminée. Elle a un certain air de place forte, avec ses meurtrières et ses murailles épaisses, car il faut toujours compter en Afrique avec la chance d’un siège possible. Les fermes, les étables ouvertes, les bergeries, les jardins potagers sont groupés alentour ; puis les maisons des employés, et un peu plus loin les tentes ou douars des bergers.

C’est là que se tient le marché. Les Arabes, les Berbères sont venus en foule, qui à âne, qui à pied ou avec son chameau, — vendre ou acheter du blé, des nattes, de l’huile surtout, ou échanger des bestiaux. Les provisions sont étalées à terre devant le marchand accroupi : les ânes et les chameaux entravés paissent derrière leurs maîtres. La scène est charmante et pleine de couleur.

Je m’arrête devant un déjeuner qui se prépare : trois Arabes d’un âge mûr sont assis autour de quelques petits bâtons enflammés sur lesquels est équilibrée une marmite où l’huile bouillonne. L’un épluche des poivrons rouges, qu’il y jette à mesure ; un second casse des morceaux d’un pain arabe noir et calciné qui épaissira la soupe ; le troisième y verse tantôt un peu de sel, tantôt un peu d’eau. Le piment rouge est le régal indispensable des Tunisiens. Ils rient à belles dents quand je fais la grimace, car l’odeur seule de leur huile rance est écœurante.

Il y a même de petits étalages de « nouveautés » et de modes : haïks en belle laine blanche, couvertures de Djerba ou de Gabès, aux dessins variés de rouge et de vert, représentant des files de chameaux, ou des rayures bizarres et géométriques ; et puis les inévitables foulards de coton aux couleurs criardes, des verroteries, des boutons.

Nous approchons des douars, mais plusieurs des femmes jettent des cris à la vue de notre groupe et je pénètre seule sous des tentes d’une saleté nauséabonde. Les pauvres créatures sont vêtues de haillons, mais couvertes de bracelets et de colliers : bizarres assemblages de perles de verre, de boutons de guêtres, de breloques de cuivre ou d’argent devenues informes par l’usage. Leur type de visage rappelle étrangement celui des gitanas. L’œil farouche et superbe, la bouche grande et aux dents étincelantes, la figure plate, la coiffure volumineuse et chargée d’ornemens. Quelques-unes, plus apprivoisées, sortent de l’enceinte de leurs douars pour conclure avec moi la vente de quelques-uns de leurs ornemens ou de leurs fétiches; toujours des cornes de gazelle, des « mains de Fatma » contre le mauvais œil.

Chemin faisant, M. Mangiavacchi nous explique les détails, les rouages compliqués de cette belle entreprise, et sa parole claire et