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à l’Enfida par une route de traverse, directe, dans l’intérieur, sans repasser par Sousse. Mais en quel état sont les gués? Voilà ce que, depuis quinze jours, nous cherchions à savoir à Tunis. Tous les renseignemens se sont contredits successivement : pour un qui était favorable, en venait un autre, tout à fait inquiétant. Ici même, à quelques kilomètres des endroits scabreux, on ne le sait guère ou point. Nos compagnons de route, qui retournent à Sousse, nous pressent affectueusement d’y revenir avec eux. Le colonel croit, au contraire, que nous pouvons poursuivre hardiment,.. et nous offre l’escorte d’un spahi dont le cheval me servira si les passages sont trop périlleux en voiture. Son avis l’emporte, et nous nous lancerons dans l’inconnu,

A la nuit close, il est temps d’aller au festin qui nous attend. Hélas ! nous n’y trouvons pas le gouverneur lui-même. Un peu souffrant, il a chargé son frère de le remplacer. Mais ce n’est pas du tout la même chose. Le général ne comprend guère le français, et, malgré les traductions du barbier, à qui l’on fait prendre place à côté de nous, — sans toutefois qu’il partage le repas, — son intelligence est très opaque et ne vient pas en aide à son ignorance.

La salle est grande, très haute, très belle, brillamment éclairée; une table à l’européenne, des candélabres, des porcelaines françaises, des couverts, du vin. Pas d’autres convives que nous quatre, notre hôte et le barbier, comme spectateur et interprète. Une soupe et un plat de rissoles inaugurent le dîner, et tout allait à souhait, les complimens se succédant, lorsqu’un incident insaisissable est venu tout compromettre. Est-ce l’oubli du pain, qui consterne un des nôtres, est-ce l’apparition de ces horribles tartes feuilletées à l’huile rance, sentant la lampe éteinte qui a filé longtemps, ou la figure un peu grognon de notre hôte? Le fait est qu’un fou rire maladif, navrant, effroyable, s’empare de deux d’entre nous. Héroïquement nous continuons à manger, malgré des convulsions intérieures. Le cousscouss salé, le mouton rôti et farci, le cousscouss sucré aux dattes et aux raisins secs se succèdent ; nos souffrances aussi. Le général ne s’aperçoit de rien. E. et R. gardent une solennité rigide qui nous sauve sans nous calmer. Le vin de Champagne, les quiproquos assez bizarres de notre hôte, les traductions compliquées et pédantes du barbier nous servent parfois de prétexte pour laisser percer un instant notre gaîté, mais sans oser nous regarder en face.

Le repas semble interminable, et lorsque nous pouvons enfin prendre congé du général et laisser éclater dans la rue silencieuse nos rires contenus ; le soulagement est plus grand encore que hier soir, en quittant les Aïssaoua. Longtemps nous rions tous quatre, dans