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Combien de temps ces merveilles échapperont-elles au vandalisme, au manque de scrupule des visiteurs de Kairouan? Déjà, — et nous avons honte et désespoir de le constater, — des morceaux ont été, depuis quelques mois, arrachés de cette boiserie délicate du Mihrab. On a réparé la brèche ces jours-ci, et le gardien de la mosquée nous en montre la trace avec une indignation que nous ne partageons que trop. L’absence brutale de respect pour la foi religieuse des conquis, la destruction ou le pillage des choses auxquelles sont attachées leurs traditions, leur histoire, leur art, leurs souvenirs est une triste et peut-être bien inefficace méthode d’affirmer notre influence; et j’ai été cruellement choquée de sentir plus d’une fois ce manque de convenance, pour ne pas dire davantage, chez ceux mêmes qui devraient donner un exemple bien différent.

Tout ici est sévère et recueilli. De faibles rayons de jour filtrent par les rares vitraux de la coupole. La porte ouverte éclaire seule une rangée de fidèles accroupis, psalmodiant la prière de l’après-midi. Quelques colonnes de granit d’un rose d’or, plus poli et plus tendre que les autres, reluisent d’une fine strie de lumière contre les sombres avenues de piliers qui se perdent dans l’obscurité. C’est bien ici le joyau, le sanctuaire de cette ville sainte et farouche, le rempart de la foi musulmane dans la vieille Ifrikia. Au fond de la vaste cour cloîtrée, vis-à-vis des portes de la mosquée, s’élève le minaret. Le muezzin, agitant un drapeau rouge, y appelle en ce moment à la prière. A son cri vibrant répondent d’autres voix de tous les minarets de la ville.

La prière est la grande, la continuelle occupation des fidèles ici. « Ils ne font pas autre chose, » nous dit le barbier avec un peu de dédain. Hassan est Algérien et peut-être sceptique.

Au-dessus de la porte du minaret sont incrustés des fragmens d’inscriptions romaines. Un rapide escalier intérieur conduit à la plate-forme du muezzin, et mes compagnons montent pour jouir de la vue très étendue qui embrasse la ville et les environs infiniment éloignés.

Rester dans cette belle cour me suffit. Des fleurettes parfumées de réséda sauvage percent entre les dalles du sol, le ciel est de saphir, le soleil baissant dore les briques rougissantes du minaret. Un des nôtres cherche à fixer par la photographie les détails précieux des colonnes variées.

Le charme de ces instans sera inoubliable, comme il a été trop tôt rompu... Car l’heure avance. Les gardiens, un peu maussades, veulent fermer la mosquée. Nous rentrons à pied vers l’auberge, discutant avec émotion nos projets du lendemain. Nous devons retourner