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les eaux qui descendent par les nombreux sillons de la chaîne de montagnes là-bas à l’ouest, elle rendra à Kairouan la vie et l’abondance, car il pleut rarement ici, et la soif y est une souffrance fréquente.

De la berge un peu surélevée de la citerne nous embrassons d’un coup d’œil toute la ville bizarre, enfermée dans son carré de hautes murailles, que dépassent les coupoles, les tours, les minarets de ses nombreuses mosquées, mais absolument isolée au milieu de la vaste plaine qui s’abaisse ici un peu en cuvette. Pas un arbre, pas un village au loin; seule, la ligne bleue du Djebel Zaghouan sépare, au nord-ouest, ce grand désert de l’horizon, qui, partout ailleurs, se confond avec lui.

Nous avons peine à nous figurer que, de cette petite cité solitaire, comme ensevelie, loin de tout, dans cette contrée stérile, soient parties les formidables expéditions qui ont envahi l’Espagne et la Sicile ; que d’ici même les Arabes eussent pour objectif Grenade ou Palerme ou Séville, qu’ils vinssent jusqu’ici retremper leur zèle et leurs férocités de conquérans.

Kairouan, la première étape des Arabes en Tunisie, fondée par Sidi Okba, leur général, la cinquantième année de l’hégire (669 de l’ère chrétienne), détruite, rebâtie, ravagée, mise à feu et à sang un nombre de fois incalculable, a gardé à travers les siècles son puissant prestige. Il y a des royautés, même déchues, que rien ne peut atteindre.

A l’angle intérieur de la muraille fortifiée s’élève la haute tour carrée du minaret de la grande mosquée, celle fondée par Sidi Okba lui-même, dominant la ville et la campagne au loin. Nous l’avons entrevue trop tardivement hier, et maintenant nous allons y consacrer notre après-midi.

Nous rentrons en ville par la porte des Teinturiers, où sèchent à toutes les maisons de longues pièces de coton rouge ou bleu faisant de violentes taches crues sous le soleil ardent.

Le grand caractère, l’ordonnance simple et sobre, la proportion vaste de la Djama Sidi Okba, me rappellent la mosquée d’Amrou au Caire. Même cour grandiose entourée de portiques, même coupole et surtout, dans la grande salle de la prière, même forêt innombrable de colonnes, plantées comme en quinconce. Et que ces colonnes sont belles et variées! Marbres précieux, onyx, jaspe, granit rose ou gris, porphyre; les matériaux les plus rares, les chapiteaux les plus divers, de tous les styles, romains, byzantins, arabes. Les boiseries de la chaire, de la clôture d’un coin réservé autrefois à une bibliothèque, sont d’un travail d’incrustation exquis, celles des grandes portes qui ouvrent sur la cour, d’un goût superbe.