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Un peu en dehors des frontières de l’Enfida, il a fallu passer une vraie rivière, un oued redoutable après les pluies, où, par une singulière contradiction, la route, avant de devenir un gué, longe le torrent dans l’eau pendant un bon kilomètre. En ce moment, aucun danger. Pourtant cette promenade en plein fleuve n’a guère de charme ; car, embourbées dans quelque fondrière cachée, nos voitures seraient d’un sauvetage difficile. Mais ici on se tire de tout, surtout ces étonnantes petites haridelles arabes vous en tirent. Maigres, efflanquées, avec l’air de chèvres affamées, elles résistent à tout, ne s’arrêtent jamais et arrivent, les vaillantes bêtes.

Après ce dernier oued, nous entrons dans de fantastiques bois d’oliviers, vieux de bien des siècles, décharnés comme des fantômes d’arbres, maltraités de tout temps par les Arabes, qui, âpres et imprévoyans, en arrachent la récolte avec de longs ongles de fer, au lieu de la cueillir avec soin. Comment vivent-ils encore, ces vétérans, dont le tronc n’est plus qu’une dépouille d’écorce rugueuse et dont, cependant, le fin feuillage argenté est toujours jeune et vivace ?

La route tourne longtemps dans le labyrinthe de ces bois antiques. Enfin, un grand cimetière arabe, aux monticules recouverts de turbans de pierre, s’étage sur le bord du chemin ; assez proche, la mer miroite sous les dernières lueurs du ciel rosé ; une pente abrupte nous amène à Bab-en-Rabi, la grosse porte flanquée de tours qui ferme, la nuit, les murs crénelés de Sousse,

La ville, comme la plupart des ports d’Afrique, est tout en étages sur une côte rapide qui descend à la mer, d’une blancheur de lait; les maisons aux rares ouvertures, les petites rues pleines d’animation et de caractère. L’hôtel est très primitif, un peu rebutant tout d’abord; mais, en somme, satisfaisant, et un vrai cuisinier français nous en fait les honneurs. Ce soir, le clair de lune est si beau, si intense, que nous oublions toutes nos fatigues pour errer sur la plage, au pied des hautes murailles, véritable décor d’un nid de pirates, avec ses tours, ses meurtrières et ses formidables portes, que l’on fermera tout à l’heure contre nous si nous n’y prenons pas garde.

Notre soirée n’est pas encore finie, car le général R... vient courtoisement à notre rencontre et nous propose une ascension nocturne à la kasba, tout en haut de la ville.

Par les rues endormies, — au loin seulement quelques échos de fête, un mariage ou une procession religieuse, percent le grand silence, — nous gravissons les pentes escarpées, et, passant par tous les degrés d’obscurité variée des couloirs, des portes, des poternes, des escaliers de la vieille forteresse, nous débouchons