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Beurnonville reçoit les lettres de Dumouriez. Ils arrivent à Lille le matin du 1er avril. Heureusement pour la France, Carnot ne s’y trouvait pas. Ses collègues se remettent en route sans l’attendre, et ils atteignent à la nuit le quartier-général de Saint-Amand.

Dumouriez[1], prévenu de leur arrivée, avait pris ses mesures. Un régiment de hussards est rangé en bataille dans la cour de sa maison. Il reçoit les commissaires au milieu de son état-major et interpelle Camus : « Vous venez apparemment pour m’arrêter ? » Camus se prépare à lire le décret ; sur les instances de Beurnonville, on passe dans une pièce voisine, mais les portes demeurent ouvertes et les officiers peuvent tout entendre. Un dialogue rapide, sec, hautain de part et d’autre, s’engage entre le général en révolte et les représentans de la Convention. Ils le somment d’obéir ; il s’y refuse : « Je ne me rendrai pas à Paris pour me voir assassiner en chemin ou condamner par le tribunal révolutionnaire. » Un des commissaires insinue qu’il n’a aucun péril à redouter. — « Allons donc ! la Convention n’est même pas assez forte pour se mettre à l’abri des fureurs de Marat. D’ailleurs, moi absent, qui répondra du salut de mon armée ? » — Beurnonville déclare que, pendant les quelques jours que durera son absence, il le remplacera. Dumouriez, à ces mots, perd toute mesure : — « Vous êtes venu pour me souffler mon commandement ! » Beurnonville s’en défend, il n’a accepté le ministère que pour mettre les armées en état de tenir la campagne. Camus coupe court à cet incident et répète la question que Dumouriez éludait toujours : — « Vous ne voulez donc pas obéir au décret de la Convention ? — Je ne puis. » — Il était huit heures du soir. Les commissaires se retirent pour adresser un rapport à l’assemblée. Dumouriez reste seul avec Beurnonville : ils avaient combattu ensemble, ils se disaient amis, Beurnonville admirait Dumouriez. Celui-ci cherche à l’entraîner. « Avec moi, du moins, vous trouverez sécurité et liberté, vous serez à l’abri des accusations de Marat. — Je mourrai à mon poste, répond Beurnonville. Je me sacrifierai avec bonheur pour ma patrie ; je ne la trahirai jamais. Ma situation est horrible. Je vois que vous êtes décidé, que vous allez prendre un parti désespéré. Ce que je vous demande en grâce, c’est de me faire subir le même sort qu’aux députés. — N’en doutez pas, et en cela je crois vous rendre un service signalé[2]. » Ils rentrent alors dans la salle où les officiers agités,

  1. Les détails qui suivent d’après la relation des commissaires et les Mémoires de Dumouriez.
  2. Il ne croyait pas dire si vrai. Beurnonville était un aventurier militaire d’une qualité très inférieure à celle de Dumouriez ; mais, à défaut de génie, il avait du savoir-faire et possédait, ce qui est essentiel en ces sortes de carrières, un bonheur paradoxal. Officier de fortuné aux colonies, il était, en 1789, capitaine aux cent suisses. L’année 1792 le fit coup sur coup colonel, maréchal de camp, lieutenant-général. En février 1793, il remplaça Pache au ministère de la guerre. Sa captivité en Autriche le sauva des périlleuses épreuves de la révolution. Délivré en 1795, il adhéra au 18 fructidor et collabora au 18 brumaire. Le consulat le fit ambassadeur ; l’empire, sénateur et comte ; la restauration, pair de France, marquis, maréchal et cordon bleu.