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l’on vit alors sur quel fond mouvant d’aventurier s’était élevé ce simulacre de grand homme. Tant qu’il reste une chance à courir, il n’est pour le joueur ni d’emprunt qui l’humilie ni d’usure qui l’effraie. Il demanderait un enjeu à son pire ennemi. Dumouriez le demanda aux Autrichiens. L’élève de Favier, celui qui s’était fait de la haine de l’Autriche une politique et une carrière, l’auteur de la déclaration de guerre, le négociateur de l’alliance prussienne, le vainqueur de Jemmapes, en vint à ce reniement de soi-même. Il n’y arriva pas d’un seul coup ; il s’y achemina par degrés, par les détours et les traverses, se laissant dériver pour ainsi dire sous les sophismes de sa présomption et les tentations de sa colère. Il n’était point cependant aveuglé à ce point de méconnaître la passion nationale qui l’avait porté à la tête des armées : la haine profonde des étrangers. Il n’affronta point cette passion : il prétendit la décevoir et ruser avec elle. Il crut possible de masquer son attaque et de dérober ses approches. Sans demander précisément à l’ennemi son alliance, il va solliciter sa neutralité et tâcher d’obtenir, par un accord secret, que l’Autriche le laisse faire ce qu’il aurait fait sans elle s’il l’avait battue. Que voulait-il ? La paix et le rétablissement de la monarchie ; l’Autriche devait le vouloir également. Il avait compté sur la victoire pour imposer la paix aux étrangers et la monarchie à la France ; au lieu de dicter la paix, il la subirait ; mais en ce qui concernait le gouvernement de la France, le dénoûment resterait le même. Tel était le pacte subtil qu’il faisait avec sa conscience et le contrat équivoque qu’il résolut de conclure avec l’ennemi. Il se trouva que l’ennemi était disposé à pactiser avec lui ; mais c’est en suivant des voies assez détournées qu’ils parvinrent à se rencontrer.

La croisade des rois était finie. Comme leurs fameux prédécesseurs du temps de Baudouin de Flandre, ces paladins s’étaient arrêtés en route, préférant l’opulente conquête de Byzance au périlleux assaut de Jérusalem. Catherine combattait les jacobins en Pologne. Les Allemands brûlaient d’aller la rejoindre sur cette terre vouée depuis des siècles aux lucratifs exploits des teutoniques. Cependant il y avait encore dans le camp des alliés quelques chevaliers du Temple qui rêvaient de délivrer les captifs. Peut-être n’en restait-il qu’un dont l’âme fût sincère et le dévoûment absolu, c’était Fersen, le plus respectueux et le plus constant des adorateurs de la reine, son confident, son défenseur, son ami des mauvais jours et le seul homme peut-être auquel, dans sa détresse, elle ait osé ouvrir son cœur. Tous les moyens lui étaient bons pour la délivrer ; il n’était point de combinaison étrange qui le rebutât. Il avait alors, avec les amis qu’il réchauffait de son zèle, formé le plan de s’adresser à Dumouriez par l’entremise de