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il s’en déchargea sur la compagnie anglo-française dite de Victor-Emmanuel. Le chemin de Turin à Suse, premier tronçon de la ligne qui devait traverser le Mont-Cenis, dont le percement était déjà à l’étude, fut confié à des constructeurs anglais : pour les lignes secondaires, on fit appel à des compagnies particulières, l’état n’intervenant plus que pour souscrire une partie du capital actions, ou pour garantir un minimum d’intérêt, ou enfin pour se charger de l’exploitation en abandonnant aux constructeurs 50 pour 100 de la recette brute.

La durée de l’exécution fut proportionnelle aux difficultés à vaincre. La ligne de Turin à Gênes fut ouverte jusqu’à Arquata le 10 janvier 1851 ; mais la petite section d’Arquata à Busolla, bien que comptant 19 kilomètres seulement, ne put être livrée à l’exploitation que deux ans plus tard, le 10 février 1853. Les 33 derniers kilomètres, de Busolla à Gênes, exigèrent encore le reste de l’année, et ce fut seulement le 18 décembre 1853 que la ligne put être exploitée tout entière. La ligne d’Alexandrie au lac Majeur fut ouverte jusqu’à Novare le 2 juillet 1854 : six semaines auparavant, le 24 mai, les 53 kilomètres de Turin à Suse avaient été Ternis à l’état par M. Brassey et livrés à l’exploitation ; quelques autres tronçons vinrent s’ajouter à ces premières lignes et composèrent avec elles le réseau piémontais, qui comprenait, au 1er janvier 1855, 374 kilomètres et qui s’accrut à peine pendant quelques années.

La direction générale des chemins de fer avait été confiée à un homme d’un mérite supérieur et d’une rare énergie, le commandeur Bona, qui se dévoua tout entier à cette tâche absorbante. Il avait tout à créer, et il lui arriva souvent de passer par-dessus des lois et des règlemens qu’il jugeait inapplicables à un service absolument nouveau : il était en conflit perpétuel avec le conseil d’état et même avec la cour des comptes, à raison de mesures ou de décisions qui n’étaient pas conformes aux lois existantes. Tout en soutenant le directeur-général, M. de Cavour lui faisait quelquefois des représentations, et le commandeur Bona répondait que l’exploitation par l’état n’était possible qu’à la condition de laisser une certaine liberté d’action à l’homme qui la dirigeait ; « Les règlemens, disait-il souvent, sont faits pour ceux qui dépendent de moi ; je ne veux pas laisser limiter mon autorité ; mais aussi je prends l’entière responsabilité de mes actes. » Partant de ce principe, le commandeur Bona administrait les chemins de fer de l’état comme l’aurait pu faire une société particulière : toujours à l’affût des améliorations et des économies réalisables, il achetait des rails pour deux et trois ans, sans s’inquiéter si des crédits suffisans avaient été ouverts dans le budget, et quand le Trésor public refusait de payer les mandats