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de leur âge, tous deux sentaient trop bouillonner en eux les sources chaudes de l’éloquence pour ne pas souhaiter le règne de la liberté, qui semble de loin le règne de la plume et de la parole. Mais, jusque chez ces deux maîtres de la tribune et de la chaire, qui s’ignoraient eux-mêmes, cette ferveur nouvelle pour leur premier culte n’était pas simple affaire de caractère et d’éducation ; c’était autant affaire de conviction politique et religieuse[1]. Tous deux, le dernier héritier de la pairie française, comme le restaurateur de l’ordre de Saint-Dominique, étaient « des catholiques avant tout. » Si, quelques années à peine après la condamnation de l’Avenir, ils osaient, assagis par l’expérience et aguerris par le malheur, relever la bannière tombée des mains de La Mennais, c’était comme champions de l’église qui avait désavoué La Mennais ; c’était pour la mieux défendre qu’ils venaient se replacer sur le terrain dont elle semblait les avoir expulsés. Au milieu des conflits de nos sociétés modernes, leur œil ne pouvait découvrir de meilleur champ de bataille, et cela était si vrai que, sur ce terrain suspect, ils allaient voir se ranger derrière eux la grande majorité du clergé et de l’épiscopat. Des hommes fort différens de tendances et de tempérament, d’origine et d’éducation : laïques, prêtres, évêques, religieux, journalistes, allaient avec plus ou moins de décision s’engager sur ce vaste champ découvert de la liberté, le seul où, sous le régime électif, les milices de l’église pussent évoluer à l’aise.

Rien de plus facile à comprendre, l’église et le clergé étant au nombre des vaincus de juillet, le pouvoir étant passé en des mains hostiles ou indifférentes, les catholiques, privés de l’appui ou des complaisances du pouvoir, se voyaient contraints de revendiquer au nom des libertés publiques et de la charte des droits et facultés qu’en d’autres temps la plupart d’entre eux eussent réclamés comme une part inaliénable de leur héritage historique, comme des prérogatives imprescriptibles de l’église. L’état et la constitution leur interdisant de se prévaloir d’un droit particulier ou antérieur, d’une sorte de droit divin, les défenseurs de l’église se réclamaient du droit commun, du droit naturel. Chassés des hauteurs privilégiées d’où ils avaient si longtemps régné, ils se reformaient en bataille et se retranchaient dans la plaine où ils avaient été refoulés par la révolution. Cette opération se fit sous l’impulsion et la

  1. « Au temps de ma jeunesse, écrivait Lacordaire, dans ses derniers jours, je voulais, comme la plupart de mos contemporains, le triomphe définitif des principes de 89 ; mais la question libérale ne se présentait à moi qu’au point de vue de la patrie et de l’humanité. Quand je fus chrétien, mon libéralisme embrassa tout ensemble la France et l’église, car je compris que l’église avait besoin d’invoquer la liberté et de réclamer sa part du droit nouveau. » (Testament du P. Lacordaire.)