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qu’anticiper sur les temps. Leur témérité pouvait n’être qu’une prophétique clairvoyance. La séparation de l’église et de l’état leur apparaissant déjà dans la fatale logique des choses, ils avaient le droit de se demander s’il ne valait pas mieux pour l’église en prendre hardiment l’initiative et s’en donner l’honneur, renoncer d’elle-même aux avantages dont on la dépouillerait un jour et hâter spontanément une épreuve en réalité plus redoutable à l’état qu’à elle-même. Los esprits tels que La Mennais, qui habitent les hautes cimes, ont des vues de sommets ; il leur est souvent donné de distinguer dans les brumes du lointain ce que l’œil d’autrui ne découvre que de près ; mais alors même ne pas faire la part des distances et des temps, oublier les transitions et l’éloignement des transformations qu’on voit surgir de loin, c’est se condamner au rôle de rêveur et d’utopiste. Pour l’église du XIXe siècle, au point de vue pratique, les conseils de l’Avenir, quand bien même ils n’eussent fait que devancer les âges, n’en étaient pas moins dangereux et en tout cas prématurés. Sur ce point, l’exemple de l’Irlande et des États-Unis était peu probant. Jamais l’église catholique et l’état n’y avaient été attachés par des liens aussi étroits, aussi multiples qu’en France ou dans la plupart des pays du continent. Pour assurer l’indépendance de l’église suffisait-il de briser les chaînes dont La Mennais exagérait le poids ? N’était-il pas à craindre que, pour l’état, pour les adversaires de l’église, la séparation ne fût qu’un prétexte à la spoliation ? qu’une fois le concordat aboli et l’indemnité du clergé supprimée, l’église se retrouvât exposée au joug de lois unilatérales, faites sans elle et peut-être contre elle, avec la servitude de la pauvreté en plus ? Si les catholiques belges, s’inspirant en partie des idées de l’Avenir, ont cherché à émanciper l’église de toute tutelle du pouvoir civil, ils se sont gardés de renoncer à l’indemnité légitimement due au clergé en échange de ses biens confisqués. Ce que La Mennais et Lacordaire oubliaient, ce qu’ils eussent pu apprendre en passant la Manche ou l’Atlantique, c’est que, pour être vraiment libéral et équitable, pour porter des fruits de liberté, le divorce de l’église et de l’état doit s’accomplir à une époque de calme, dans des pays accoutumés au respect de toutes les libertés, avec une législation sincèrement tutélaire du droit d’association, respectueuse des fondations et de toutes les formes de propriétés, chose que possèdent les pays anglo-saxons, mais qui nous fera longtemps encore défaut. En dehors de là, ce qu’apporterait la séparation à l’église, c’est la tyrannie et non la liberté.

Les doctrines de l’Avenir, ainsi mêlées de vues profondes et de téméraires conseils, étaient trop étranges et trop risquées pour ne pas choquer une grande partie des fidèles, du clergé, de l’épiscopat,