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pas ce qu’il voit qu’il voit bien, mais plutôt ce dont il est profondément imprégné. Sa manière d’écrire est d’ailleurs plus simple, plus franche, plus directe que celle de la plupart de ses émules en naturalisme, et même de M. Zola. On dirait aussi que son pessimisme a quelque chose de moins littéraire, de moins voulu par conséquent, et de plus douloureux ; il a le comique triste, et quelquefois amer. En fait de nouvelles, l’Histoire d’une fille de ferme, malgré quelques brutalités inutiles, est peut être jusqu’Ici ce qu’il a donné de mieux. Mais, il y a trop de Flaubert en lui. Boule de suif et l’Héritage, qui sont ce qu’il a écrit, sauf une Vie, de plus considérable, sont du pur Flaubert, moins sobre et mieux portant, si l’on veut ; et généralement, dans ses premiers récits, je n’en connais pas un qui ne soit par quelque endroit trop inspiré de Flaubert. C’est un élève dont l’originalité n’est pas assez dégagée de l’admiration et de l’imitation de son maître. Il serait temps d’y aviser. Comme Flaubert, il manque surtout de goût et de mesure. Sans cela, sans quelques pages qui semblent une gageure, et qui s’étalent sans vergogne en trois ou quatre endroits, une Vie serait presque une œuvre remarquable. C’est sans doute, une bien simple et bien banale histoire ; elle se laisse lire toutefois ; et, voulant en parler, j’ai pu la relire, sans ennui. Mal équilibré, mais soutenu par la solidité, si je puis ainsi dire, de trois ou quatre scènes principales, l’ensemble a de la carrure et respire une certaine puissance. On louerait ce livre davantage si l’on ne craignait d’avoir l’air d’en recommander la lecture à ceux qui ne le connaissent point. Pourquoi M. de Maupassant s’en est-il tenu là ? Car il est bien certain qu’il n’a pas tenu les promesses qu’une Vie nous avait données. On peut même dire que ses deux derniers volumes, Miss Harriett et les Sœurs Rondoli, nous le montrent engagé dans une voie fâcheuse, puisque c’est celle. de ses pires défauts. Souhaitons-lui seulement de ne pas y persévérer ; car déjà ces deux derniers volumes feraient presque craindre qu’il ne fût condamné dès à présent à se répéter lui-même, et ne plus se renouveler. Et vraiment, par un effet de l’infélicité des temps, le talent est aujourd’hui trop rare pour que ce ne fût pas dommage.


F. BRUNETIERE.